Je lui explique.
— Vous les aviez pas vus ?
— On les avait vus.
— Ça se négocie bien ?
— Encore assez…
Elle met le contact. Je lui commence une conférence sur le nouveau fusil d’assaut français, elle m’interrompt :
— C’est vrai que vous bossez avec l’E.T.A. ?
— L’E.T.A., mon cul, je rigole. L’E.T.A., c’est moi, miss…
— Y disent vraiment n’importe quoi, hein ?
— N’importe quoi, mon chou.
— Il s’appelait vraiment Mau Rebell, le chef ?
— À en croire son badge, oui.
— Tu crois que ça va marcher ?
— Y a pas de raison, je dis doucement.
— Que ça marche ou que ça marche pas ?
— Que ça marche pas.
— Y a longtemps que tu bosses avec les autres, Tony, Manu et Ben ?
Je cherche, je cherche pour voir quand on a commencé à tourner ensemble, les conneries qu’on a faites au bahut, ou dans les petites rues du vieux Nice, dans le temps. Aussi loin que je puisse remonter, ils ont toujours été là, ces enflés.
— Ben, elle demande, c’est vraiment ton frangin ?
— Ouais.
— On dirait pas. Ça lui arrive de se marrer ?
— Comme tout le monde : pas souvent.
— C’est des durs, hein ?
— Comme tout le monde.
— Cent briques, ça fait du bruit, non ?
— Pas autant qu’une grenade.
— Cent briques… Qu’est-ce qu’on va foutre avec tout ce fric ?
Je coupe la radio ; après Tiny Grimes, on a droit à Art Blakey et ses Jazz Messengers, et la gosse persiste à foncer droit devant, comme une bombe. C’est vrai ; qu’est-ce qu’on va foutre, avec tout ce fric ? On va se faire chier comme avant, ni plus ni moins qu’avant.
Je m’étends dans le siège, je m’étire. Entre le fric et nous, il reste quelques jours et le patron de l’entrepôt où le bahut va aller se ranger tranquillement, dans environ quarante-huit heures. Un type trapu aux cheveux blancs avec des yeux d’un bleu de porcelaine naïve, un autre ancien, un autre dur, dirait la gosse, Kayser Camille, un schpountz bon teint puissant comme un taureau et plus vif qu’un furet. Kayser… La dernière fois qu’on s’est vus sur le terrain, ça s’est terminé à coups de pétard par un match nul, et ça me fait plaisir de le retrouver parce qu’en plus, il est plus malin qu’un singe et aussi vicieux qu’un âne arabe.
Kayser et sa palanquée de soldats.
— Ils sont sûrs d’eux, je dis pour rien. La faiblesse de la force, c’est de croire à la force, là c’est pareil… Si on veut investir le périmètre, forcément on se casse la gueule avec ce qu’ils ont comme personnel et comme matériel. Ils peuvent avoir farci les fenêtres du premier de snipers, sans compter le toit des hangars… Seulement, on veut pas investir…
— Les tubes, c’est pour ça ?
— C’est pour ça.
— Tu as une sacrée équipe, Simon. Ils ont déjà fait de la taule ?
— Les uns oui, les autres non.
— Ils ont pas parlé des tubes, à la radio. C’est bizarre, non ?
— Non. Tu vois la panique, s’ils racontent partout qu’ils se sont fait tirer quatre lance-roquettes antichars ?
La Grenouille appelle sur la 27,5 de sa 505. Je repose mon verre, je m’approche de la radio. Surfeur trafique très paisiblement, en bataillant avec un Rubik’s.
— Il bouge, dit la Grenouille dans le micro. Il a une mallette. Il a pas sorti sa caisse, il se tire en direction du centre, à pied.
Je prends le micro devant le Surfeur, il se penche en arrière.
— Tu te mets dessus, j’annonce.
— … Va pas être de la tarte…
— Cinquante-huit secondes, grimace Surfeur. (Il considère le cube avec un ressentiment visible. Il rebrouille les couleurs.) Cinquante-huit secondes, la honte.
— Tu veux du monde ?
— Non, pas pour le moment.
— Le lâche pas, surtout.
— Je le lâcherai pas, même si pour ça il faut que je le prenne sur mes genoux.
Je repose le micro sur la table. Je regarde les doigts de Surfeur qui bougent à une vitesse incroyable, les torsions de poignet.
J’appelle Tony. Il planque avec Manu, à l’autre bout de la ville. Je lui annonce que l’autre type a bougé, qu’il descend vers le centre ville, à pied, et avec une mallette.
— Rien chez toi ?
— Rien du tout. C’est calme.
— Il a bougé ?
— Pas même ouvert ses volets.
— Tu m’appelles, s’il remue.
— Je t’appelle.
Vingt minutes après, Tony m’appelle. Le deuxième type a ouvert ses volets. Il a regardé dehors le temps qu’il faisait (il faisait beau), il a fermé les vitres. Trois minutes après il est apparu en bas de l’immeuble, avec un attaché-case, a jeté un imperméable sur son bras gauche, a rempoché son trousseau de clés après avoir soigneusement verrouillé la porte en verre.
— Il descend vers la ville, m’annonce Tony en empruntant la diction hachée et précise du reporter sportif au moment du penalty. Non, attends… Oui, il traverse pour avoir les bagnoles en face. Il continue vers la ville… Bon, je prends…
Surfeur repose le Rubik’s.
Il s’allume une Camel, il souffle la fumée vers le plafond et dit doucement :
— Eh bien, Simon, on dirait que ça prend forme, votre truc. Une mallette chacun. Une mallette et un imper pour le numéro deux… C’est sûrement pas pour aller passer le week-end à la montagne, non ?
— Un week-end à la neige, Surfeur, pendant que tu y es ?
Il me balaie la figure de son regard vitreux, il émet un crissement saccadé, ses dents serrées broient de pleines poignées de sable et je comprends qu’il est en train de se marrer, de rire aux larmes, de se fendre la gueule à se taper le cul par terre et à en demander encore.
— La neige, la neige ! il grince. On va veiller sur votre propre neige, c’est ça ? Celle que vous allez fourguer aux petits enfants perdus de l’Oncle Sam. (Il penche la tête, l’air moyennement intéressé.) Vous savez que vous avez une espèce de génie pour les coups tordus ? Il faudrait pas qu’il lui arrive malheur, à votre neige, hein ?
— Il faudrait pas.
— Les coups tordus à l’échelle de la planète, il poursuit. Je suppose que vous avez aussi un doigt dans le trou du cul du vendeur de brut, non ? Ben ou vous. Un des deux. Ou les deux…
Je réponds pas.
Il me fixe, durement, il ouvre la bouche comme s’il allait dire quelque chose qu’il a sur le cœur depuis pas mal de temps. Il a l’air d’un type qui en a gros sur la patate, mais son regard s’éteint et glisse loin derrière moi, il erre un moment sur les plinthes et le rebord de la table, le micro sur son support, les boutons et les cadrans des radios, le Rubik’s.
Ses doigts reprennent le cube de mauvaise grâce, le placent plus ou moins dans le pinceau amorphe du regard, mais ils ne le triturent plus, ils reposent oisifs, éparpillés un peu partout sur le plastique et pas plus vivants en définitive que les pinces du robot le plus sophistiqué quand un petit rigolo a eu la bonne idée d’enlever la prise.
— Je marche dans votre coup pour pas mal de raisons, Simon, déclare le Surfeur comme s’il se parlait à lui-même, sans plus de chaleur ni de passion, ni de relief que s’il était tout seul sous le soleil, et le fric, c’en est une bonne, déjà, mais le fric à la limite je m’en cague. (Il a un sourire uni et décoloré.) Le risque… Le risque, je suis déjà mort deux fois, les deux fois en service commandé…
— Je sais, je le bloque, la dernière fois dans les plis du drapeau tricolore à Beyrouth.
— La première fois aussi, mais pas à Beyrouth.
— Pas à Beyrouth. Dans les sables du désert, mais pas à Beyrouth. Toujours dans les plis du drapeau…
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