J’ai l’entrepôt dans les jumelles, les bâtiments bas, les deux hangars, plus en avant, les remorques rangées à cul le long du grillage, à droite la presse hydraulique, des carcasses de bahuts, des bagnoles empilées en instance de compression, le tout enclos d’une double haie de grillage électrifié. Le labo, c’est la remorque du milieu, la seule qui soit fixée à un tracteur. Les prises du poste d’eau sont branchées.
Je balaie la cour. Pas de Mercedes. Ils manquent pas de place dans les hangars. Je règle les jumelles sur les fenêtres du bâtiment administratif. Rien ne bouge. Pour un peu, on croirait que tout est abandonné.
Surfeur se flanque à plat ventre à côté de moi. Il mâche ses mots, juste assez distinctement pour que j’entende :
— J’ai leur fréquence radio. Ils trafiquent en clair, sans décodage ni rien.
— Kayser ?
— Kayser. Ils ont la garde basse.
Je regarde ma montre. La sueur me brûle les yeux : ça tape dur sur la rocaille. Il est seize heures vingt. Je reprends les jumelles. La sueur me coule partout sur la figure, elle me dégouline du menton. Ils ont commencé l’opération de transformation depuis presque deux heures. Quelque chose de glacé me grouille dans le ventre, me remonte entre les dents, comme de l’eau froide.
— Les tubes sont en place ?
— Ouais, fait Surfeur.
Je me passe la manche de chemise sur le front. La terre est chaude sous moi, le soleil me cuit les épaules et la nuque. Je dois faire une grimace, parce que je commande à mes muscles de le faire. Très haut vers le nord, il y a un rapace qui cercle doucement dans l’air brûlant, les ailes immobiles.
J’ai l’impression que tout gonfle, que l’espace qui tremble au soleil se dilate, que le temps glacé prend une autre dimension. Cinq ans pour en arriver là. Surfeur mâchouille du chewing-gum. Les autres sont en place, trois kilomètres d’ici. Ils ont le pick-up Ford dans le collimateur.
Il y a deux types dans la cabine du pick-up, deux soldats en train de picoler ou de lire des bandes dessinées, ou d’étudier Paris-Turf ou quelque chose dans ce goût-là, en train de mijoter au soleil qui tombe droit et fait trembler les collines.
Dans le meilleur des cas, il leur reste dix minutes à vivre. Je baisse les jumelles, je récupère le portable que j’ai contre le flanc. Surfeur décroche à plat ventre, il rampe jusqu’au lance-roquettes un peu plus bas. Le rapace tourne toujours, sans hâte, il prend un ascendant.
C’est maintenant que ça va se jouer, maintenant, sur ce no man’s land qui grésille doucement sous le soleil, maintenant. Je pose la joue contre le sol, Surfeur se retourne, je vois sa face bronzée, inexpressive, le blanc presque bleuté de ses yeux. On pourrait encore décrocher. On pourrait…
Je presse sur la pédale d’émission.
D’un seul coup d’ailes paresseux, la buse vient de prendre encore une bonne centaine de mètres ; c’est plus qu’un point noir dans le blanc qui brasille.
Le pick-up appelle et, d’un coup, c’est la panique. Cinq ou six hommes sortent du bâtiment administratif. Ça serait un jeu de se les faire au fusil à lunette, pendant qu’ils regardent de tous les côtés comme s’ils s’attendaient à ce que les collines fourmillent d’indiens. Ils sont cinq. Le sixième reste sur le pas de la porte. Un type massif aux cheveux d’un blond presque blanc, les poings plantés sur les hanches.
Surfeur colle la tête derrière le viseur du tube. La barre de ses épaules est dure et immobile. Il a les jambes largement écartées, le corps oblique par rapport à l’axe du lance-roquettes. Kayser rentre dans le bureau. Quand il ressort, il a un fusil d’assaut à chaque main ; il les lance à deux de ses types. Le rideau métallique du hangar A remonte sans à-coups, la Mercedes cueille quatre hommes, le dernier retourne sur le pas de la porte avec Kayser, ils suivent la Mercedes des yeux.
À la manière dont elle démarre, en chassant du cul dans les graviers, on pourrait penser qu’elle va se taper deux mille bornes à fond la caisse dans la foulée. Kayser rentre pour relever la barrière électrique qui commence à remonter. La poussière levée par la voiture n’est pas encore retombée.
Surfeur est toujours immobile.
La voiture freine pour passer la barrière.
Plus d’oiseau dans le ciel.
La lourde caisse pique du nez…
Une longue flamme derrière le tube.
La roquette glisse avec des boules de feu dans son sillage, tout se dilate à nouveau, Kayser baisse les bras, je laisse tomber les jumelles. Deux mobiles : la bagnole couleur sable et la roquette. L’engin pénètre à la base du pare-brise, de plein fouet. Surfeur est toujours immobile.
L’image se défait, une explosion secoue la Mercedes qui part en tonneau, une grande flamme dure et immédiatement la fumée noire ourlée de crasse qui monte, la poussière, le capot voltige haut dans le ciel comme un fétu arraché au vent, l’explosion gronde et se répercute avant que la caisse soit tout à fait immobilisée.
Kayser et son type ont disparu dans le bâtiment.
Surfeur s’affaire.
Une longue bande d’herbe sèche calcinée marque l’emplacement du tir derrière le tube. Il approvisionne posément, vérifie les contacts, enfonce le jack et tripote sa boîte noire puis il tourne la tête.
— Radio, je lui dis.
Il secoue la tête. La Mercedes brûle, renversée sur le flanc et la fumée noire monte droit comme un clou et s’épanouit. Plus un bruit, même plus l’écho des munitions qui crépitent, ou c’est qu’elles n’ont pas commencé à exploser. Une flamme dure sous le châssis. Le réservoir saute et arrose la caillasse, la fumée noircit.
Je remonte sur les coudes, Surfeur décroche à son tour, on parcourt une trentaine de mètres courbés en deux, presque côte à côte. Il a niché la Range Rover dans un repli de terrain et tendu une bâche sur le pavillon. Le micro de la radio se balance au bout du tortillon noir. Je le prends à pleines mains.
— Kayser, j’appelle. Kayser, vous m’entendez ? Parlez, Kayser.
Ça crache un maximum. La fumée monte haut, très haut, elle forme un champignon gras dont le chapeau commence à dériver au vent et les bords s’effilochent. L’oiseau a disparu. Sur un coin de banquette, Myriam fume. Elle a la figure luisante, mais ses yeux sont mornes et vides. Elle est en train de se demander s’il n’y avait pas d’autre solution pour les cinq types qui grillent dans la bagnole. Il y avait peut-être une autre solution, seulement il fallait taper un grand coup pour que Kayser comprenne qu’il n’avait pas affaire à une bande de charlots. Un grand coup risqué parce que Surfeur pouvait manquer la bagnole.
Surfeur…
— Parlez, Kayser.
— Ici Kayser.
— Vous allez sortir, Kayser.
— Impossible.
— Vous allez sortir avec le Toyota. Vous allez prendre à trois heures par rapport à la perpendiculaire des bâtiments. Vous avez du monde pour éteindre la voiture. Faites-la éteindre.
— Vous êtes givrés, dit la voix dans le haut-parleur. Une voix sobre, métallique, dépourvue d’inflexions.
— Sortez, Kayser. Vous avez une minute.
La radio se remet à crachoter. Je baisse le squelch. L’oiseau a dérivé. Il est à présent presque à la verticale des collines. La fumée continue à monter, mais le chapeau se dissipe peu à peu. Quelques crépitements sourds. Déjà vingt secondes. Le rideau du hangar se lève.
— Cagoules ! je dis d’une voix enrouée.
Surfeur boit à son bidon, il secoue la tête en même temps. On se fait des gueules de fedayin. Sur le portable, Tony me passe qu’ils se sont occupés du Ford et qu’ils reprennent l’autre côté. Il n’y a pas eu de problèmes. J’accuse réception. Le Toyota roule vite et pique droit vers les collines, à notre gauche, sans se soucier du terrain. La poussière tourbillonne derrière. Surfeur me passe le bidon, je remonte à peine le bas de la cagoule. Quand j’ai fini, je rappelle Kayser.
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