Hugues Pagan - Les Eaux mortes

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On en revient toujours au même, à des rues, des ports et de la pluie, des coins de porte et des néons sanglants ou blafards, des trottoirs sans fonds, des rafales de steal guitar tirées à la hanche, en balayant, des caniveaux et des pièces semées de détritus et de verre brisé, de lamentos et de shooteuses, un peu de sang et de la boue… Difficile de trouver la lumière. Contes de la mort tranquille et des morgues pleines… Un jour ou l'autre, il s'agit de choisir son camp et de ne plus bouger. J'avais choisi le mien. Un ancien flic. Une machination… Peut-être une vengeance. Et la mort au rendez-vous.
Plus proche de David Goodis que d'Ed McBain, Hugues Pagan lance le lancinant lamento des vies naufragées dont le blues se répercute à l'infini… Jean-Pierre Deloux,

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HUGUES PAGAN

Les Eaux mortes

1

Belle lurette que ne je croyais plus au Père Noël (si j’y avais jamais cru) lorsque je me retrouvai assis dans un tranquille box vitré, en face de mon interlocuteur, l’employé qui s’occupait de mon compte courant. Ni cadre supérieur, ni grouillot, un homme affable et circonspect dans la quarantaine, vêtu pour ce que j’en voyais d’une veste à chevrons aux épaules exagérément larges et droites et d’une chemise bleu nuit sur laquelle plastronnait une cravate de soie pourpre dont le nœud affectait la taille d’un pois. Une pochette assortie bouillonnait à sa poche de poitrine. Mon interlocuteur s’appelait Jean Martin. C’était en tous cas ce que prétendait le cavalier posé devant son sous-main grenat. Ses longs doigts blêmes paraissaient dotés d’une certaine autonomie. Ils s’occupaient à tripoter un lourd briquet carré en or et laque de Chine, ce qui pouvait indiquer une irritation modérée, aussi bien que de la perplexité ou une patience sans limite à caractère strictement commercial.

Nous en étions rendus aux mortes eaux d’une conversation languissante. Je sortis une Camel de ma poche et au même instant, une petite flamme jaune et dure apparut comme un signal à l’abri de son index. Je me penchai, fourrai le relevé dans ma poche et allumai ma cigarette. Je le remerciai d’un geste de la tête et la flamme s’éteignit, mais pas l’éclat de ses yeux pâles et fixes. Je toussai dans ma paume.

Martin ne me croyait pas.

La pilule était aussi dure et amère à avaler que la fumée de cigarette. La première depuis quinze mois.

Il poussa une photocopie de bordereau devant moi et déclara, en guise de récapitulatif :

— Cent mille francs ont été déposés sur votre compte depuis une autre agence de notre banque, dans le huitième, à Paris, par un certain Zimmer. Cent mille francs en liquide. Dix millions anciens, si vous voulez… Le dépôt a été effectué en billets de cinq cents… (Il écarta les mains, bougea la tête). Vous ne connaissez pas de Zimmer… (Ce fut à mon tour de bouger la tête). La signature ne vous dit rien… L’employé se rappelle d’un homme, environ quarante ans, mince, taille moyenne, vêtu d’un trench gris…

— Se rappelle un homme…

— Si vous voulez… Il se souvient d’une mallette noire. L’hypothèse d’une erreur ne doit pas être retenue. L’intitulé, le numéro de compte et celui de notre agence, ici… (Il haussa ses épaules rembourrées avec une joie sombre). Trop de coïncidences. Vous devez vous accoutumer à l’idée qu’un généreux mécène veille à la santé de vos finances.

J’écrasai ma cigarette. Personne ne crache sur cent mille francs. Je ne gaspillai pas mon peu d’énergie à développer ce que je pensais du mécénat. Martin parlait comme un flic. Il ne peut s’empêcher de jeter un regard sur le vêtement que j’avais jeté dans l’autre fauteuil en entrant. Un trench qui avait connu ses riches heures au début des années cinquante. Je l’avais gardé malgré les reprises qui ornaient son flanc droit, ou peut-être à cause d’elles. Dans les périodes de déprime, en dépit du stoppage qui les rendait discrètes, elles avaient pour vertu tonique de me rappeler que j’étais mortel, ou presque. Comme je ne savais pas quoi faire du fric, Martin me suggéra diverses combines, et je ressortis du box avec un livret neuf et mince dans une pochette plastique et d’autres paperasses, qui me faisaient capitaliste.

Je raflai l’imperméable. Ma foi, il pouvait passer pour gris. Martin resta tapi derrière son bureau, abîmé dans la contemplation de son briquet. À sa mine, on pouvait s’attendre à ce que l’objet lui explose à la figure d’une seconde à l’autre.

Lorsque je me retrouvai sur le trottoir, des cohortes de nuages gris défilaient dans le ciel en traînant sous leur ventre de vilains rideaux de pluie. Je me réfugiai chez Dino, au Bar Tabac du Marché Couvert. Je commandai un café à une jeune personne avenante et rebondie, puis j’allumai ma deuxième cigarette. Je l’appréciai à sa juste valeur. La pluie traversa la petite place, poussant devant elle quelques rares passants, tambourina sur les carrosseries et brouilla les vitres. Puis elle s’en fut plus loin, vers l’est.

Le café brûlant m’écharpa le gosier. Une CX grise vint se ranger devant l’abribus. Un homme en complet marine en sortit, laissant battre l’essuie-glace et les feux de croisement allumés. Il prit des cigarettes au bout du comptoir, commanda un viandox qu’il but debout. Je lui donnai mon âge. Ses cheveux courts commençaient à grisonner, sa barbe avait trois jours et il avait dû dormir toute une semaine dans ses fringues. Il fumait des Winston, portait des mocassins en chevreau et une lourde chevalière ornée d’une obsidienne à l’auriculaire gauche. Taille : un mètre quatre-vingts, corpulence athlétique, yeux sombres, nez droit. Il paya avec une pièce de dix francs qu’il fit tinter contre le bar. Et il décampa.

Je regardai la CX disparaître. Elle avait le bas de caisse maculé de boue jaune. Le monde était peuplé d’hommes pressés, et de quelques femmes. La soubrette de comédie me gratifia d’un sourire désœuvré. Chez Dino, je faisais partie des meubles. Elle alluma la radio, ce qui eut pour effet de me faire fuir sans attendre la monnaie. Dehors, le vent était mouillé et tiède, histoire de remarquer, tout de même, qu’avril s’achevait et qu’on pourrait bientôt se découvrir d’un fil. J’enfilai mon trench, remontai le col. Dans la vitrine d’un bottier, une grande glace oblique me renvoya mon image revêche.

Plus la peine de frimer. J’enfonçai les poings serrés dans les poches.

La pluie me fonça dessus à mi-chemin, dans la rue piétonne.

Dizzie Mae m’attendait sous un platane du mail, indifférente à tout. Malgré son âge, elle n’avait pas une ride et portait encore beau. Elle était un peu grande et mastoque pour les standards européens, mais sans un poil de graisse. Elle avait la coupe carrée et un air de sainte-nitouche avec ses yeux larges très écartés. Elle avait surtout un cœur gros comme ça et de bonnes couleurs, vives et fraîches et pimpantes sous la pluie. Elle ne passait pas plus inaperçue qu’une dame de petite vertu dans une vente de charité.

Dizzie Mae était sortie des chaînes de chez Ford à l’époque où je quittais l’Université, avec suffisamment de peaux d’âne pour en faire l’élevage et pendant dix ans, nous avions vécu chacun de notre côté sans que nos chemins se croisent. Elle avait d’abord habité chez un grossiste en fruits et légumes, puis vécu trente mois avec un batteur de pop-music qui l’avait refilée à un entrepreneur de spectacles, lequel avait été contraint de l’abandonner aux mains des douaniers, lorsque ceux-ci, en la déshabillant, lui avaient trouvé les flancs bourrés de neige.

Nous nous étions rencontrés à une vente aux enchères publiques, où elle voisinait avec une pelleteuse, une demi-douzaine de fourgonnettes rincées et un tilbury qui avait baissé les bras depuis si longtemps qu’il en était presque pathétique. Dizzie Mae était entrée dans ma vie sous le maillet d’un commissaire priseur habillé comme un clergyman, et qui suçotait des bonbons parfumés à la violette entre chaque round.

Elle ne m’avait jamais fait d’histoires et tout laissait penser que notre vie commune ne s’achèverait que par le trépas de l’un ou l’autre. Elle gémit un peu lorsque je me laissai tomber dans le siège et ne tarda pas à ronronner doucement sous mon pied. Je flanquai le livret et le reste dans la boîte à gants, y serrai les signes de ma neuve prospérité. Tôt ou tard, on se rendrait compte de l’erreur et quelques opérations bancaires très simples suffiraient à y remédier. Entre temps, les intérêts couraient. Élémentaire, n’est-ce pas ?

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