HUGUES PAGAN
Je suis un soir d’été
How long you go,
And how high you fly,
You just go to an early grave.
Pink Floyd
Le Falcon 50 glisse dans la nuit glacée, à vingt mille pieds.
L’homme est seul dans la cabine, les mains posées sur les genoux. De grandes mains maigres, aux poignets puissants. Il porte un masque de relaxation en velours noir sur les yeux.
Il est immobile, le buste et le cou très droits, et l’arrière de son crâne repose à peine contre le dossier du siège.
Tout est immobile.
Il perçoit peut-être le clappement étouffé lorsque le commandant de bord ouvre et referme derrière elle la porte du cockpit. Elle se dirige vers lui et ne se penche pas. Elle dit, le visage un peu crispé :
— Satolas dans huit minutes, monsieur.
L’homme relève le masque, le retire. Il incline un peu le buste, cherche par le hublot. La nuit, le bourdonnement étouffé du jet. La grande et mince femme blonde le dévisage. Il secoue la tête, se passe les mains sur la figure.
— Je vous remercie, commandant, dit-il d’une voix rauque et étouffée.
Une voix accordée aux épaules larges et aux poignets solides, aux yeux durs et à la face couturée de cicatrices. Une voix… La femme pivote sur les talons, sa main gauche s’attarde sur le dossier.
Elle n’est plus là.
Simon attache sa ceinture.
Quelque part dans sa tête, une pendule digitale aux chiffres d’un rouge sournois a entrepris la cavalcade d’un sinistre compte à rebours.
Il referme les yeux.
Le Falcon a commencé la procédure d’approche.
Il n’est ni trop tôt ni trop tard dans la nuit torride. La boîte est super-sélect sur les routes du Sud, en dessous de Valence et à un jet de gravier de l’autoroute. Sur le parking, il y a deux Mercedes immatriculées en 75 avec un nuisible au volant de chacune d’elles, un pick-up Volkswagen bâché, une Camaro blanche et la Méhari du taulier.
Dans la salle, on n’est pas une douzaine : une grande pute morose qui fait office de garde-malade, deux malfrats qui conciliabulent dans un coin au fond, en buvant des vodkas délavées dans des verres à cocktails, les deux autres juchés sur des tabourets au bar, dans l’entrée, et qui ne boivent pas, eux, il y a le taulier boudiné dans une chemisette de soie criarde, il y a le type assis en face de moi, et moi, et on ne peut pas dire que ça fait lourd, pour un mardi soir.
Mon vis-à-vis est un gaillard trapu, bâti en force.
Il vient de prendre le virage de la soixantaine à la corde.
Il a une large mâchoire carrée et des cheveux aussi gris et rêches que de la paille de fer peignée au clou de charpentier, un front étroit et lisse menacé par une énorme paire de sourcils broussailleux qu’on dirait passés au noir de fumée.
Il porte un complet sombre, compassé, une cravate en soie à fines rayures bleu pétrole et carmin, pas tellement plus large qu’un ruban de machine à écrire, et une chemise d’un blanc aveuglant et bleuté comme un champ de neige en plein midi.
Derrière les larges verres de ses lunettes à monture d’écaille, ses yeux noisette sont à la fois vifs et doux et leur expression presque désemparée. Il parle lentement, à mi-voix, juste assez fort pour couvrir la saloperie de musique kleenex qui semble suinter des murs sombres.
Il dit et ses yeux furètent de tous côtés :
— Vous savez de qui il s’agit, Simon.
Il fait mine d’attendre, comme effet de manche, et je secoue à peine la tête, parce que je lis aussi la presse, de temps en temps, comme tout le monde. J’attends sa version de l’affaire et il me la donne sans s’attarder sur les détails, pendant que la fille grille une cigarette à rallonge.
Je bois quelques gorgées, je secoue de nouveau la tête, pas beaucoup plus, et je me penche sur la table qui nous arrive aux genoux. Le plateau est composé de carreaux de simili-Vallauris, des espèces de feuilles archimortes dans des tons ocre et terre de Sienne brûlée. Déprimant. Je murmure à tout hasard :
— Vous connaissez le contexte. Vous savez combien ça va vous coûter, je pense ? Vous connaissez le tarif, n’est-ce pas ?
— Nous savons combien. (Il exhibe un étui extraplat, choisit avec attention une cigarette à bout de liège qu’il examine encore un instant avant de l’allumer à la courte flamme du briquet que je lui tends, ses yeux se baladent toujours de tous les côtés, et il déclare :) Nous connaissons votre tarif. Si nous avons accepté le principe de cette rencontre, c’est que nous avions auparavant accepté également les conditions financières de votre collaboration.
Le fils de pute : collaboration…
Je lui montre les dents, rempoche le briquet.
Il tripote l’étui à cigarettes et sa voix se fait précise et dure :
— Nous ne voulons pas de bruit. Ce que vous demandez, nous l’avons. (Ses yeux se fixent sur la face blafarde de la fille, non loin, et il hausse les épaules.) Deux cent mille francs… Quelle blague, Simon, vingt millions de francs anciens. Non… Nous ne voulons pas de bruit, pas de vagues, pas le moindre impair, rien.
— Jamais de vagues, jamais d’impair. Un aller simple…
Il porte la cigarette à sa bouche et dit, derrière la main, durement :
— Il ne faut pas qu’il remonte à la surface, ni maintenant, ni dans huit jours, ni demain. Jamais. Vous comprenez ? Jamais. Vous devrez faire en sorte que ce soit comme s’il n’avait jamais existé. Vous comprenez ?
Je comprends. Ils n’ont jamais été aussi nets. Avant, c’était une chose et maintenant c’en est une autre, et il faut bien que tout change pour que tout reste pareil, et je pense à Verlaine, mon vieux pote Verlaine du deuxième R.E.P. et je me demande en blanc comment il a bien pu faire son compte pour se retrouver dans une merde pareille. On a tous eu un Verlaine, un jour ou l’autre, dans notre vie. Je demande :
— Vous l’avez perdu quand ?
— Au début du mois d’août 1980. Il a pris ses cliques et ses claques un beau matin, il n’a pas manqué de passer à la banque à l’ouverture et il a filé… Sur le moment, ça n’avait pas une extrême importance.
— Aucune importance : à l’époque, vous aviez la haute main sur une bonne partie de la police et de la magistrature. Celle qui compte : le haut de la gamme. Vous n’en étiez pas à un truc près à étouffer. Vous saviez qu’aucun canard important ne s’amuserait à faire paraître ses mémoires et en jouant le temps, vous étiez à peu près certains de vous le repayer un jour ou l’autre. Exact ?
— Exact, reconnaît l’homme. Nous le pensions. (Il ne sourit pas. Aucun des traits de son visage ne bouge. Il se contente de remuer à nouveau les épaules.) À vrai dire, nous en étions même persuadés…
— Ajoutez à cela certain flou artistique dans la transmission de l’information.
Il a un rire sec, dur.
— Oui. Ou mauvaise définition des responsabilités respectives. (Il poursuit :) Il était parti avec pas mal d’argent, seulement il avait commis l’erreur de ne pas partir seul et la femme n’a pas tardé à le rétamer. Il n’avait jamais eu beaucoup d’amis, pour le coup, il n’en avait plus du tout. Nous étions certains d’avoir suffisamment… cerné le personnage pour le récupérer sans encombre le moment venu. Nous pensions que s’il ne disparaissait pas définitivement entretemps, il reviendrait tirer une sonnette, ici ou là…
— Et il est revenu.
— Oui. Il s’est rendu à Villeurbanne, revoir son vieux compagnon Joseph Angelin, dit Jo la Valise. Verlaine n’avait plus un centime sur lui, il était incroyablement maigre et il avait tellement changé que Jo a bien failli le mettre dehors et en un sens, il aurait mieux fait : l’autre n’avait plus rien sur lui, sauf sa guitare et un automatique .22. Angelin a eu tout juste le temps de nous appeler d’une cabine publique…
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