— C’est plus ma gonzesse, sourit Tony.
— Pour moi, si. Quarante-huit heures. Démerde-toi.
Un éclair vaste et froid comme un plat à barbe envahit la maison. Myriam glisse sa main sous mon bras. Quand elle se déplace, elle fait pas plus de bruit qu’un rêve, un fantôme ou une araignée.
— Quarante-huit heures, je répète.
Le reste est noyé dans le grondement du tonnerre et je dois reconnaître que, de temps en temps, les éléments font un effort touchant pour rendre le son d’une grande plaque de tôle mince agitée devant un micro.
Avec les vibrations en plus.
Au temps zéro moins trente secondes, on est accroupis dans la pinède, en lisière, il fait encore tiède par bouffées et le centre mobilisateur en contrebas n’est qu’une masse de baraquements à peine plus sombres dans le noir velouté de la nuit. Une seule lampe brille tout au fond, au-dessus de la porte coulissante du garage, asticotée par des milliers d’insectes qui n’arrêtent pas de lui tresser une cage lumineuse, de leurs éphémères trajectoires entrelacées.
On a beau tendre l’oreille, c’est le calme plat : pas un bruit, pas le moindre craquement, sauf un chien qui hurle dans le lointain, de temps en temps. Je me retourne sur les talons. Tout le monde porte des treillis de récupération et des Pataugas et le tapis d’aiguilles contribue à amortir le frôlement des pas. On porte aussi des cagoules de motards.
Zéro.
Deux silhouettes indistinctes me passent devant, dévalent le remblai avec des pelles-bêches articulées, des planches et des cisailles ; en quelques bonds elles atteignent la clôture électrique ; à peine le temps de les entrevoir que les deux types sont déjà à plat ventre et attaquent. On n’entend rien, sauf le chien, et si on n’entend rien, les types qui roupillent dans le baraquement sud n’entendent rien non plus.
Tony explore le camp à l’infrarouge.
Il me touche le bras.
— Personne dans la guérite, il me souffle à la figure. Personne dehors de ce côté-ci.
— Pourquoi y aurait quelqu’un dehors ?
— Le règlement ! il ricane doucement.
Le règlement part en couilles, Tony, je pense sans rien dire. De notre temps… De notre temps, face à une demi-douzaine de types résolus, bien armés et convenablement entraînés, qu’est-ce qu’on aurait fait de plus, avec des flingots vides et pas l’ombre d’une raison de se faire crever la paillasse ? Les gosses, maintenant, ils veulent durer et pourquoi pas, après tout, durer, merde alors ?
Le bip des deux taupes grésille à mon oreille. Au cadran de ma Citizen, ça fait pas cinquante secondes qu’ils ont attaqué, mais ils renvoient le bip alors je me redresse à peine, je fais signe et la deuxième vague dévale le remblai, Tony et Ben devant, la gosse et moi sur leurs talons. Myriam a adopté un P.M. Uzi qui traînait tout seul au stand, sous la villa ; elle nous a un peu montré comment elle envisageait le tir crouch, ce qui fait qu’on l’a admise dans le club très fermé, Simon & Co, à main levée et à l’unanimité.
On s’affale dans l’herbe, pas trop loin du numéro deux des taupes, je rampe vers lui en enfilant mes gants en tricot et le Surfeur me confie à l’oreille, sur le même ton qu’il parlerait d’une vieille chtouille :
— Y avait pas de jus dans cette putain de clôture ! Pas la moindre trace de jus !
— Sûr ?
— Un peu ! S’il y en avait eu, votre copain serait aussi ratatiné qu’une vieille merguez, à l’heure qu’il est.
On dirait qu’il est déçu, je sais pas si c’est parce qu’il manque le courant ou parce que le rombier devant en a réchappé.
— Ça va, je coupe court.
Ils ont cisaillé tranquilles ; je rentre la tête et les fesses et je passe en traînant le sac d’intervention. De l’autre côté, la première taupe couvre l’opération, le genou gauche en terre, une 30 x 30 au poing. Je connais pas sa tête, mais à son attitude, il donne vaguement l’impression de se faire chier.
Accroupi, je sors les bombes incapacitantes du sac, deux lacrymos que je fourre dans les poches de treillis.
Tony prend une bombe, Myriam est tout contre la clôture, elle aussi un genou en terre, l’Uzi sur la jambe gauche. Quand Ben est passé, on se redresse et on fait mouvement l’un après l’autre vers les baraquements, en faisant seulement gaffe à pas se marcher dessus.
Le Surfeur et la taupe № 1 longent la clôture et se dirigent, eux, vers le portail d’entrée. Ils ont cinq minutes pour tout ouvrir, pas une de plus. Passé les cinq minutes, je commence le compte à rebours.
Le chef d’unité est un type balèze et trapu, avec un treillis propre et des rangers éblouissants. Il n’arrête pas de dévisager les cagoules tout en reculant. Je lève le museau de mon .45. Il a l’air de savoir de quoi je parle ; il me lance un trousseau. Je lui fais signe d’avancer, de passer devant.
— Ça vous servira à rien ! il ricane froidement. Toutes les armes qui sont entreposées ici sont neutralisées et c’est le chef du dépôt qui a la clé du coffre…
Je refais le même geste, juste un peu plus nerveusement. Il obtempère, en haussant les épaules. Je lui enfonce le canon du Colt dans les côtes, beaucoup plus que ce qui serait nécessaire et Tony donne l’impression de s’énerver. Il manipule sa Thompson comme s’il s’agissait d’un balai de chiottes et qu’il sache pas trop quoi en faire. Dans la lumière jaunâtre de la lampe, je reconnais que ça doit être vachement éprouvant pour les nerfs de l’adjudant-chef Mau Rebell, ces tordus enfouraillés ras la gueule et qui se déplacent sans faire plus de bruit que l’ombre des nuages, mais il faut dire qu’il s’en tire très bien.
Le chef traîne les pieds, les mains à hauteur de la ceinture, les paumes en bas.
Ses chaouches ne traînent rien du tout : ils sont saucissonnés dans leur piaule, avec de l’Albuplast sur la bouche et des boules Quies dans les oreilles, et sous le bandeau, ils peuvent rien voir, pas même distinguer la silhouette sombre adossée à la porte du baraquement, une arme courte au poing.
Le chef Rebell regarde les caisses s’enfourner dans le 4 x 4 rangé à cul devant la porte. Si j’ai bien suivi l’affaire, on en est déjà à une centaine de pistolets mitrailleurs M.A.T. 49, probablement dépourvus de leur tige guide et du ressort récupérateur qui va-t’avec, si en plus on n’en a pas retiré le bloc de culasse mobile, une bonne vingtaine de F.M.B.A.R. calibre 7,62, quatre A.A. 52 canon lourd, une trentaine de pistolets automatiques RA. 50 calibre 9 mm, des grenades à fusil, et on continue à engranger.
C’est avec un visible serrement de cœur que le sous-off regarde partir les quatre tubes lance-roquettes qu’il venait juste de prendre en compte quinze jours auparavant, les quatre tubes plus deux caisses à munitions contenant chacune quinze projectiles et les glaces de rechange du système de visée…
Il a déjà eu le temps de s’attacher.
Il se console sûrement en se disant qu’on l’a dans l’oignon, que les projectiles, c’est des roquettes d’exercice, qu’on est en train de se crever le dard pour peau de balle, avec toute cette ferraille hors d’état de nuire.
Mon chrono fait tilt, on charge encore deux caisses de bricoles, le moteur du 4 x 4 tousse et démarre. Les autres montres ont dû faire tilt aussi. On saute sur Rebell, on le saucissonne comme tout le monde, pour faire plus plouc j’arrache les fils du téléphone, une bonne poignée et on se fond dans la nuit dehors.
Le portail est grand ouvert, un type accroupi de chaque côté. Le Surfeur drive le bahut comme un dieu, tout en douceur, il a pas allumé les phares, mais on distingue la route vaguement phosphorescente entre les grandes herbes, devant. Il pile au portail. Les deux derniers montent. On vient de se farcir un dépôt de l’armée, ça a été à peu près aussi duraille que piquer un bonbon à un môme de la maternelle et aussi excitant que s’embourber une pute vite fait.
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