— Plus de grand patron, je dis pour résumer. Le bahut, c’est pas la propriété privée de telle ou telle famille du coin, c’est le camion d’une S.A. avec siège social et tout et tout, un pot commun en quelque sorte. Un petit bout de multinationale…
— On risque d’attendre un sacré bout de temps avant qu’ils aient une commande, observe le Surfeur. Le temps que ça se remette en ordre, tout le bordel…
— On attend rien du tout.
Tout le monde me regarde, abruti de chaleur.
Tony saisit quand même une bière glacée au goulot. Le Surfeur passe ses pouces dans la ceinture du jean. Ben s’allume une cigarette au mégot de la précédente. Le .45 automatique fait une bosse confortable sous sa veste de costard. Manu a croisé les bras sur son ventre, les pieds bien campés par terre, à dix heures dix.
Ils me regardent.
— On attend rien, j’explique, parce qu’on va passer la commande nous-mêmes, comme des grands. Qu’est-ce que vous en dites ?
Ils continuent à me regarder.
Dans le fond de la pièce, Myriam fait pivoter doucement son fauteuil, du bout de ses orteils nus, les orteils du pied droit. Elle est assise sur sa jambe gauche. Elle se tape un porto-flip en fumant une cigarette. En tout et pour tout, elle porte une de mes chemises kaki aux manches retroussées.
J’interroge Tony du regard. Il secoue vaguement les épaules, il retrousse ses bacchantes du bout de l’ongle. Il dit, d’une voix plus que désabusée :
— Je suggère qu’on passe au vote, Simon.
— D’accord. Main levée ou bulletins secrets ?
Il se marre doucement, il secoue la tête. Il a l’air abattu, déprimé.
— Main levée… On va pas se faire chier à confectionner les bulletins et tout le tremblement, le dépouillement. Main levée…
J’explique les modalités du scrutin. Pour, contre, abstention. On commence par le pour.
— C’est pas normal, objecte Tony, ça risque d’influencer.
— Contre, alors…
— Si tu veux…
Je récite :
— Que ceux qui votent contre le projet débattu précédemment le manifestent en levant le bras.
— Le droit ou le gauche ? demande le Surfeur.
— Celui que tu veux, mâchonne Tony avec une amertume à débiter en tranches épaisses.
Il lève le bras, l’un des deux. Le Surfeur garde les pouces dans les passants du jean. Je passe au pour. Tout le monde lève le bras, chacun le sien, un au choix. Plus ou moins haut. J’écrase ma cigarette. Projet adopté.
Immédiatement, j’accorde une suspension de séance.
On est sur la terrasse, j’ai un verre à la main, Myriam de l’autre côté, on sent des bouillonnements d’air sourds et gris, des grosses bulles qui viennent crever jusqu’ici, mais on n’entend plus personne derrière les haies, ça va craquer d’un instant à l’autre. Le Surfeur se pointe et engage la pointe du pied entre les barreaux de la grille. Il s’accoude à la rambarde.
Il tourne son regard vitreux vers moi.
— Je vous prenais pour un ringard, il dit en souriant à peine. Style survivant du premier R.E.P., l’angoisse, quoi…
— Je pensais que vous alliez me casser la baraque, style survivant de mai 68.
Il tire sur sa cigarette, mais il ne sourit plus. Il hoche la tête.
— Vous casser la baraque…
— Y a plein de trous, c’est pas une baraque, c’est un clapier ouvert à tous les vents.
— Avec cent briques au bout chacun, c’est ça ?
— C’est ça.
— Je crois que j’ai le moyen de boucher pas mal de trous dans votre clapier. À commencer par les problèmes de personnel.
Il fume placidement. Tout en fumant, il m’expose son idée.
— S’il s’agit de tout foutre en l’air, on n’a pas besoin d’une précision absolue des trajectoires. Je suppose qu’il y a de l’essence, de l’huile, des matières combustibles, ne serait-ce que les autres remorques…
— Il y a tout ça.
Il soulève un coude, il tourne la tête un petit peu.
— On peut télécommander la mise à feu.
— On peut. Ils peuvent aussi se pointer et changer l’orientation des tubes.
Il a un rire sec et froid ; un peu le bruit d’un sac d’os qu’on remue à bout de bras.
— Ils auraient pas le temps. Ils auraient même pas le temps de s’approcher à moins de deux mètres. Où c’est que vous allez dégotter les lance-roquettes ?
— Où ils sont, je souris. Tout simplement où ils sont. Au centre mobilisateur 27, un peu au nord-est de la bonne ville de Carcassonne.
Le Surfeur se fend d’un sourire exigu. Il dit rien que deux mots :
— Tout simplement…
Je coince Tony dans la cuisine. Il est en train de se confectionner un sandwich à deux ponts avec de la scarole, des olives noires dénoyautées, du beurre d’anchois, des tranches de tomates et d’œufs durs, du thon à l’huile arrosé de ketchup et du brie de Meaux. Il essaie de dégager en douce, mais j’ouvre la porte du frigo.
— Il nous faut Shadrack, Tony, je dis doucement.
Il ferme les yeux. Il pousse un peu la porte. Je pousse dans l’autre sens. Il rouvre les yeux ; il a un sourire d’une innocence révoltante. Je dépucelle une bière.
Un éclair au loin, tout contre l’horizon.
— Impossible, Shadrack, annonce Tony.
— Impossible ? Il est au placard ?
— Non.
— Il est esquinté ?
— Non.
— Triquard ?
— Non.
— Alors ?
Tony m’observe sans le moindre ressentiment, comme un joli fœtus en train de barboter dans son bocal de formol. Il attaque le sandwich, stationné derrière la porte comme s’il en avait pris son parti.
— S’est marié, il annonce entre deux bouchées.
— Marié ? Shadrack ?
— Marié.
— Avec qui, lui, Shadrack, enfin, je bafouille, avec qui il a ? Il est ?
— Avec la Grenouille, ricane Tony. Ouais mon vieux, parfaitement : avec la Grenouille. Ça te la coupe, hein ?
— À peine, je reconnais.
— C’est pourtant la vérité vraie. Shadrack a convolé en justes noces avec mon ex-femme, la Grenouille, à la fin de la semaine dernière, à Sanary, Var, France…
Je l’observe avec attention. Il m’observe en mâchouillant. Il me vient une question à l’esprit, mais je fais dans le nuancé, la demi-teinte. J’observe simplement, mais sans appuyer, que je savais pas que Tony et son ex, ben, ils étaient plus mariés, je savais pas que ça s’était fait officiellement. Il observe un point sur la mer, à mi-chemin d’ici et d’ailleurs. Il me confesse :
— Moi non plus, je savais pas. J’ai su qu’on était divorcés quand elle m’a montré la photo dans le journal. (Il a l’air lugubre.) Des fois, Simon, tu vois, le divorce, c’est comme quand on est cocu, c’est l’intéressé qui l’apprend le dernier.
— Ça n’empêche quand même pas Shadrack de piloter un ventilateur, quand même ?
— Si, laisse tomber Tony.
— Non.
— Ils sont en voyage de noces. Elle s’est mariée en blanc, y avait même une chiée de demoiselles d’honneur et tout le saint-frusquin, des gamins mignons à croquer déguisés comme des petits pages du Moyen Age… (Il laisse échapper un soupir mélancolique.) Aussi sec que c’était fini, ils se sont tirés en voyage de noces.
— Où ça ?
— J’en sais rien, dit Tony.
Il est accoudé à la porte du frigo. Je me tape quelques gorgées de bière. Ou je suis le dernier des ploucs, ou il y a une combine là-dessous. Je referme la porte, Tony chantonne entre ses dents quelque chose qui ressemble très vaguement à un air du Splendid, mais allez savoir lequel.
— Tony, je dis d’un ton même pas menaçant, on n’a pas quarante-huit heures pour récupérer Shadrack et ta gonzesse. Pas quarante-huit heures…
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