Je me marre et en même temps je pense à sortir le Browning, à tirer dans le tas, à les envoyer au diable, à les écrabouiller, Je lâche la gosse, je vais les négocier à coups de torche, à coups de godasses, je me marre toujours, de plus en plus fort, je suis complètement bourré de haine, je sens les ongles de la gosse dans mon épaule, elle me tire, j’ai la torche dans la main droite, le Browning dans la gauche.
— Non, Simon ! elle hurle.
Je la secoue ; je sens qu’elle trébuche. J’abaisse le museau du Browning sur le tas, à pas trois mètres. Une jambe de treillis ; le jaune, c’est les tendons. Merde ! elle s’accroche à moi…
Quand je reviens dans l’axe, on est en train de se tirer à reculons ; on remonte les marches, je verrouille la porte, Myriam s’abat contre moi, elle pleure, elle pleure, elle m’embrasse la figure, elle bafouille des trucs parfaitement incohérents ; je me sens aussi crevé, aussi vidé, que si j’avais trop baisé. Je balance la torche au hasard, je prends la gosse à la taille et on se tire.
Dans la voiture, elle me rend l’étui. Entre les nuages, du côté du couchant, il y a une grande déchirure d’un bleu lavé et du soleil frais et limpide darde ses grands rayons roux droit devant lui.
On abandonne la 504 sur le parking de la gare. J’ai laissé le .44 et les papiers de Guyenne sous le siège du conducteur, et j’ai rangé la voiture bien en vue sous le nez des flics qui font la circulation, le soir, devant la salle des pas perdus.
Une heure après, il y a un express pour Paris, avec supplément. Je prends deux premières, j’acquitte le supplément, je chinoise juste assez pour que la fille se rappelle éventuellement un grand escogriffe avec une sale gueule et des cheveux blancs, flanqué d’une jolie petite à la robe froissée, je paie avec du fric que je tire d’une liasse de billets de cinq cents balles.
La fille, c’est une Antillaise maigre dont les yeux rougeâtres disent clairement qu’elle en a vu d’autres et ça m’évite d’en remettre.
On se dirige vers les quais, on descend dans le passage souterrain, seulement on ressort par les arrivées. Au volant de sa Mercedes, il y a un maigrichon qui s’emmerde à cent sous de l’heure, le drapeau en bas. Il glisse sa revue de sports cérébraux sous le pare-soleil, on charge les sacs dans le coffre et il profite de ce qu’il est penché pour jeter un regard par en dessous aux jambes de la gosse.
Il a trop de dents en or pour être vraiment dangereux. On monte, il se retourne à peine, en rallumant une Gitane maïs avec son zipo :
— Où c’est qu’on vous amène ?
— À Lyon, je rigole.
Au risque de se bousiller la colonne, il se retourne d’un coup. J’ai un bras autour des épaules de la gosse, l’autre libre. Je cherche dans la poche de poitrine de ma chemise.
— Ça va vous coûter les yeux de la tête. En plus, faut que j’avertisse le standard…
Je ressors la liasse, j’en détache deux belles images, je les fourre dans son col. Il les prend avec précaution, il les défroisse.
— Je paie la croque, en plus, j’ajoute. Et pas dans un routier, madame ne supporte pas.
Je me renfonce dans la banquette, je range le fric et ma main retrouve tout naturellement sa place, entre les genoux frais de la gosse. Un peu au-dessous de Beaune, j’ai gagné pas mal de terrain et Myriam respire de plus en plus vite, de plus en plus fort, à croire qu’elle se met à étouffer dans l’habitacle, les mâchoires serrées à bloc.
Le taxi sifflote quelque chose, on bouffe de l’autoroute, pas précisément à cent trente.
D’une certaine façon, je pourrais dire que je rentre à la maison, si on y rentre jamais. Je n’y rentre pas seul, elle est avec moi. Je pense à des trucs : la vie, la mort, comment ça a commencé, quand ? C’est pas du tout évident, j’essaie de me rappeler ce qui a foiré, le premier dégoût, quand j’ai bifurqué et si je reviendrais comme avant, si je le pouvais.
— Simon, elle murmure, Simon, comme si je m’en allais aux confins de la nuit.
On quitte l’autoroute pour casser la croûte, la nuit tombe et il fait encore tiède, le ciel est lavé. On trouve un relais niché dans des pins ; c’est intime et sympa : des types discutent, au bar, de football et de gailles. On commande des apéros, trois repas, on nous apprête une table avec une nappe étincelante…
Myriam me sourit un peu, pas trop.
Je téléphone de la cabine. Je pourrais encore reculer, retourner en arrière, je ne sais pas, j’ai composé le numéro, ça sonne au bout, longtemps. Je pourrais… J’ai mon correspondant. Je lui demande si Marge est arrivée, il me répond qu’il ne l’a pas encore vue, je lui annonce qu’elle va passer, dans la soirée. Il dit : « Ah, bon… », c’est tout. Je lui demande s’il a de quoi la coucher, il me répond oui, bien sûr, il a de quoi…
On se dit tchao, c’est tout, et je raccroche. En raccrochant, je pense à ce que le type va faire (tout le film se déroule dans ma tête en une seconde) : tirer un gros cube, une Honda ou une grosse Yamaha, récupérer un automatique 11,43 plein, une combinaison et des bottes, un casque intégral.
Après ça, il va aller attendre que Marge rentre de son club, tapi dans la pénombre de son garage souterrain.
J’appelle Tony.
— Tu as vu Verlaine ? il me demande avant que j’aie le temps de dire quoi que ce soit.
— Oui et non.
— Comment il est ?
— Intransportable, vieux…
Il y a un silence lourd, pas très gai, au bout du fil. J’imagine la tronche à Tony, ses souvenirs… J’éprouve pas le besoin de m’étendre.
— Tu rentres quand ?
— Tu as du monde ?
— Du monde ? Ouais… Pourquoi ?
— Pour nous récupérer à Lyon, dans la nuit. Même endroit que d’habitude. Dans… (Je jette un coup d’œil à ma montre, le temps de bouffer, de faire les cent trente bornes qui restent, je calcule large.)… un peu plus de quatre heures, ça te va ?
— Ça me va. C’est mal barré, Simon.
— Non. Duraille, c’est tout.
Il soupire, pas convaincu du tout. J’essaie pas de lui remonter le moral pour le moment, ça serait aussi coriace que de gonfler un pneu de camion avec une pompe à vélo. Je raccroche, vite fait. On aura tout le temps à la villa, parce que c’est à la villa qu’on va habiter, à partir de maintenant et jusqu’à ce que tout le cirque soit terminé.
On mange de bon appétit, les trois, on se tape un vieil Aloxe-Corton, des entrecôtes fondantes avec un petit roux d’échalotes émincées, des pommes paille, la gosse m’adresse par-dessus la table des sourires un peu tristes alors je lui prends la main, je la serre entre mes doigts.
J’aurais pu tout arrêter, mais il aurait bien fallu qu’un jour ou l’autre je remonte aux créneaux, que je recommence, parce que c’est la vie que j’ai choisie, c’est ce que j’ai voulu pendant ces mois passés à attendre entre quatre murs, que la porte s’ouvre, que je sois à nouveau dehors, debout dans le soleil ou sous la pluie, à traîner ma misère.
Dans le bar, un type met un disque, un vieux rock ringard, des gens rigolent. Les doigts de la gosse remuent sous ma paume :
— Tu étais vachement loin.
— Pas tellement.
Je pense au bahut qui attaque une rampe, son pot au-dessus de la cabine, à droite, comme un schnorchel de sous-marin pendant la Seconde Guerre. Je pense à ce qu’il faut, à la tête de Tony quand il va voir la liste, à la tête des autres quand ils vont comprendre ce qu’il leur arrive et qu’ils n’ont plus qu’à raquer ou je fais tout sauter.
Je souris encore plus quand je pense à ce que je vais innover sur le vieux continent : le racket au L.R.A.C., au lance-roquettes antichar, pour être plus précis et détaillé.
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