— La came, je dis, aussi doucement.
— La came…
— Le grand espoir du xx° siècle, Guyenne. Il y a des territoires à prendre, et Jeanne d’Arc, c’est soixante kilos d’héroïne pure.
— L’Organisation… (Il rêve une seconde, il s’enveloppe de fumée grise, impalpable, de l’étoffe dont sont faits les songes.) C’était ta bête noire, dans le temps, quand tu étais flic, l’Organisation… Tu la voyais partout.
— Surtout où elle était, et Cora en est morte.
— Pauvre Cora…, il dit négligemment. Tu savais quand même qu’elle se dopait, non ?
— Je savais.
— Elle était drôlement accrochée, même. Tu sais comment on accroche quelqu’un ? On l’enferme tout seul, dans une clinique, quelque part, on lui fait faire tout le chemin en dix jours et après c’est comme si ce quelqu’un se camait depuis dix ans, question dépendance.
— Okay.
— Ça faisait un sacré bout de temps qu’elle te doublait, Cora, quand tu l’as supprimée…
— Une clinique de l’Organisation, hein ?
— Des territoires à prendre… (Il me fixe.) Qu’est-ce qu’elle vaut, ta vie, la vie de cette pouffiasse, la mienne, qu’est-ce que ça vaut, au fond ?
— Rien, je reconnais.
— Des territoires à prendre, du boulot à faire… (Il retire le cigarillo de ses lèvres.) Comment ils ont fait, les Viêts, quand ils ont eu les boys de l’Oncle Sam sur le dos ? Ils les ont combattus de toutes les manières, avec des fusils et des grenades et aussi avec de la came. Ils leur ont filé tellement de came qu’ils étaient plus capables de distinguer leur droite de leur gauche, même quand on leur avait dit dix minutes avant…
— Commissaire principal Guyenne, je récite. Adjoint au chef de l’Office Central de Répression du Banditisme, section des Stupéfiants.
— C’est pas après toi que j’en ai, il me reproche. Ni après elle. Tu as toujours été un lyrique, même si tu as joué les gros bras un moment. (Il a une figure de vieux tout d’un coup, de trop vieux.) L’Organisation… Ils ont qu’une idée en tête, le fric. Ils croient que le fric…
Je lui expédie le .44, il le bloque pénible. J’ai pas tellement envie d’en entendre plus, qu’il me complique encore le boulot. Je pose les doigts sur l’épaule à Myriam, elle lève la tête vers moi.
— Je vais le fouiller. S’il bouge, tire.
— Oui.
— Enlève-toi de là. Mets-toi de l’autre côté du lit. (Je dis à Guyenne de pas bouger. Il ne bouge pas. Quand je lui dis de se lever, il se lève. Myriam a les chevilles très écartées, elle tient le calibre à deux mains, à bras tendus. C’est un risque, mais j’en ai rien à foutre de le courir. Je confisque tout ce qu’il a sur lui : le portefeuille, les clés, pas mal de fric ou alors c’est que depuis mon départ de la Grande Maison les frais ont encore augmenté.)
Il se rassoit.
Il est plus de trois heures à ma montre, il fait sombre, ça va pas tarder à craquer. Je me rends compte seulement que je suis trempé comme une soupe, que j’ai gardé mon blouson. Myriam est toujours debout à côté du lit, le calibre braqué plus bas, maintenant, Guyenne agite son moignon de cigare.
— Je vais finir par croire que tu les choisis mieux, maintenant.
Je récupère le .38 sur le lit, je prends mon sac. À part le revolver, il n’a touché à rien. Je sors le silencieux, je le visse au bout du canon. Il m’observe, les mains à plat sur les genoux, le buste juste un peu penché. Je remplis le barillet.
— Raisonnablement, je vais dire que tu es en train de faire une superbe connerie.
— Tu vois une autre solution ?
— Non, n’empêche que c’est une connerie. Tu vas m’effacer, mais il en viendra un autre, et un autre encore, un type que tu connaîtras pas, sans compter qu’elle risque de l’ouvrir, un jour… C’est comme les flics, tu sais… Ami, si tu tombes…
— Un ami sort de l’ombre à ta place ! Je ricane.
— Ils te laisseront pas continuer. Un type seul, c’est fini.
— Ils ont déjà essayé.
— Du boulot bâclé.
— Cora aussi, c’était du boulot bâclé.
— C’était pas du boulot bâclé, c’était un avertissement sans frais, c’est pas pareil…
— Sans frais pour qui ?
Je me rappelle ce qu’il a dit tout à l’heure, d’une manière ou d’une autre. S’il y avait une paire de pinces quelque part, ou une bonne matraque plombée, je dis pas, ou des serviettes-éponges convenables, assez costaud, mais j’ai rien de tout ça, alors la manière… Y en a pas trente-six.
— C’est quoi, ta bagnole ?
— Devine.
— J’ai pas le temps.
— La 504, devant. Immatriculée en 95…
Je remonte le nez du pétard, jusqu’au moment où le tube le regarde juste à la racine du nez, un peu au-dessus entre les deux yeux. La gosse a baissé son pistolet ; il est niché en haut des cuisses, le museau braqué entre ses pieds. Dans les films, à ce moment-là, on dit quelque chose, dans le genre « adieu, l’ami », ou « bien le bonjour chez vous », n’importe quoi de vachement sensé.
Moi, je dis rien.
J’ai relevé le chien en remontant le calibre.
Il reste pas dix grammes de pression à exercer.
Presque rien.
Un rêve.
Je peux même pas affirmer que j’appuie sur la queue de détente.
On peut dire ce qu’on veut, il est à la hauteur le canaque, il a pas bougé d’un poil, c’est tout juste si la fente des paupières s’est rétrécie un peu, presque imperceptible, quand le coup est parti et la balle en frappant le mur derrière l’a arrosé de plâtre, sur l’épaule gauche, mais ça a eu l’air de lui faire ni chaud ni froid.
Je remets le .38 dans l’axe, là où je visais la seconde d’avant.
— On va sortir, je lui annonce, nous deux devant… Tu vas nous emmener jusqu’à ta bagnole. S’il le faut tu nous braques avec ton .44… On monte derrière et tu prends le volant.
Il regarde l’orifice du revolver et son bout de cigare puis il secoue un peu la tête.
— Je sais pas si j’ai le choix, il sourit.
— Si ça se passe correct, je te laisse une chance de t’en sortir : je te débarque quelque part, à la Combe à la Serpent ou ailleurs. Si tu marches pas… (Je relève le chien avec le gras du pouce, pour qu’il comprenne bien.)
— Okay.
Il remet le .44 dans son baudrier d’aisselle. On recolle tout dans les sacs en vitesse, il fait de plus en plus sombre dans la piaule, il reste le cul vissé dans le fauteuil et il me dit :
— À ta place, je me serais pas embarrassé. Ni d’elle, ni de moi. Tu as quand même pris un sale coup de vieux et en boulot, ça pardonne pas.
On sort en bon ordre. Le vent s’est levé, chaud et gris. Il referme derrière. Je le couvre par-dessus mon épaule, mais il brode pas et il se dirige vers une vieille 504 en nous poussant plus ou moins devant. Ça manque chiément de conviction de part et d’autre, mais à trente pas, s’il sort derrière, ça veut dire pour un éventuel observateur qu’il a la situation bien en main, surtout qu’on trimbale chacun un sac, la gosse et moi, et il n’y a pas grand monde pour savoir que j’arrose surtout de la gauche.
On monte dans la 504, il se glisse au volant. Là, c’est moins crédible mais je veux pas courir de risques avec un tordu dans son genre. Je me glisse derrière lui. Je m’arrange pour lui coller le .38 dans la nuque, sous l’appui-tête.
— Démarre tranquille, je conseille. Direction, gauche toute…
Il roule tranquille, très chauffeur de maître. Je sais qu’il est en train de gamberger à dix mille tours : il sort un étui à cigares de la boîte à gants, il en dépucelle un, il appuie sur le bouton de l’allume-cigare. Plus on avance, plus c’est gris, plombé, sur les collines.
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