— Pourquoi il aurait fait ça ?
— Je sais pas, je reconnais. Ils se sont pas vus, c’est ça ? Verlaine sortait plus, même plus dans le parc derrière ?
— Oui, elle dit. Donne-moi une cigarette.
Je lui allume une Dunhill, m’assois au bord du lit, elle se bouge pour me faire un peu de place, me prend la cigarette des mains et c’est un hasard que la robe s’ouvre et qu’elle remonte le genou gauche. Elle fume, se passe la main sur la tempe. Je me rappelle ce qu’elle a dit : il n’y a qu’elle pour savoir où est Verlaine, en ce moment.
J’examine le .22. Verlaine aurait pu prendre autre chose, du lourd, du costaud, calibre .45 ou 9 mm parabellum, il était pas à court. Pour ce qu’il risquait d’avoir à faire, défendre sa peau presque à bout touchant, un .22 c’était quand même moins bruyant et largement suffisant.
L’ennui, c’est qu’avec un flingue pareil, il faisait pas crédible. Trois balles en moins dans le chargeur, je démonte le bloc de culasse, je sors le canon. Il a pas servi hier ou avant-hier, mais il a servi et on l’a pas nettoyé.
Je remonte tout, je remets le chargeur dans la crosse. Elle s’allonge de tout son long pour prendre un cendrier sur le chevet. Quand elle se redresse, j’ai retiré le blouson et je l’ai jeté sur la chaise. Elle me regarde pas, elle s’occupe trop à secouer une cendre qui vient pas. J’arrache ma chemise et elle prend le même chemin, la chaise ou peu s’en faut. Elle se rend compte, mais elle regarde toujours pas. Elle se déchausse seulement.
Je la prends à la nuque, je la force.
Pas de peur dans ses yeux, rien. C’est pas évident qu’elle a pas mal, mais elle garde le cendrier sur les jambes, elle bouge pas. Je sais qu’elle ne m’a pas tout dit et j’ai une vague idée, tout d’un coup, de ce qu’elle a oublié de me dire. Je lui prends la cigarette des doigts, je l’écrase et j’enlève le cendrier que je pose par terre sous le lit.
Elle a les deux mains vides de part et d’autre, elle bouge toujours pas ; on dirait une poupée cassée, sans vie. Je sais pas à quoi elle s’attendait, une tisane, probablement, mais je lui remonte les cheveux du bout des doigts, là où il y en a à ranger, je lui frôle les paupières et le front, doucement ; elle gonfle comme une pâte qui monte et elle se met à se plaindre tout le temps que mes doigts se promènent, parce qu’elle sent qu’ils se promènent pas, elle sent ce que je dis pas, ce que j’ai jamais dit à personne. Une plainte rauque et forte ; elle se tord et des larmes finissent par sourdre au coin de ses paupières serrées, une ou deux pas plus, elle a les mâchoires dures comme du bois, une expression extasiée, terriblement belle et dure.
Je l’attire contre moi, je crois que je fais comme si je la berçais, les deux mains sous sa robe, dans le dos ; je sens toute la mécanique qui craque et se débat comme les membrures d’un voilier dans les glaces.
— Je voulais pas, elle arrive à dire. Je te jure que je voulais pas.
— Laisse, je réponds.
— Il était comme fou. Il m’a dit qu’il avait pas eu de femme depuis des mois, qu’on était même pas vraiment… (Elle tremble de partout ; c’est à peine si elle arrive encore à respirer tellement elle est tendue à craquer. Je la serre aussi fort que je peux, très fort, je lui dis des choses, n’importe quoi, au pif.)
Elle me raconte :
— Il était plus très costaud. Quand il a vu qu’il y arriverait pas autrement, il a sorti un pistolet… Il a dit qu’il allait me tuer et qu’après pour lui, ça serait pareil, qu’il passerait quand même un bon moment, même si j’étais crevée avant. Il a dit…
Je lui mets la main sur la bouche. J’ai pas besoin du reste, comment ça s’est passé et tout, si elle avait moyen ou pas de s’en tirer autrement. Tout ce que je sais, c’est que Verlaine est mort et à mon avis depuis pas longtemps, trois ou quatre jours tout au plus, parce qu’elle est au bout du rouleau, elle aussi. Au bout d’un mois, ça sonnerait pas pareil.
— C’est ce pistolet, je lui dis.
Je lui tends et elle le prend des deux mains ; elle le regarde de tout près. À part le numéro de série, rien ne ressemble autant à un pistolet qu’un autre pistolet du même type. Si on passait celui-ci à la balistique, on trouverait peut-être que c’est celui avec lequel le gros Joseph s’est fait buter à Villeurbanne et peut-être pas, et de la même façon, on pourrait déterminer que c’est l’arme avec laquelle Verlaine s’est fait ratatiner, ou peut-être pas.
Comment je vois les choses ?
Pendant qu’elle manipule le pistolet, je lui explique pas tout, je lui dis rien du contrat initial et de l’histoire du camion, je lui rappelle seulement que tout un tas de monde courait après Verlaine, ces derniers temps, des flics et des pas flics, des gens de la Grande Ville et d’autres, tous des gens qui lui voulaient pas le moindre bien…
Elle m’écoute sans rien dire, donne l’impression d’avoir oublié le flingue entre ses doigts, respire presque pas ; je sens à peine ses côtes s’enfler un peu sous mes coudes. Je lui demande, durement :
— Où il est, Verlaine ?
C’est comme si je plantais le dernier clou d’un cercueil ; en même temps, c’est le dernier truc qui manque, où elle a laissé le corps, si ce qu’elle me raconte est vrai, que je puisse le retrouver, dire que le contrat est bouclé, et bien bouclé. Elle me donne une adresse, me décrit la baraque et je sais que c’est la bonne, que c’est bien là que je vais retrouver mon vieux pote Verlaine, plus ou moins enfoui à la va-vite sous un tas de charbon, au sous-sol.
Je lui prends le pistolet.
Elle garde les mains ouvertes.
Banal. Une brave fille un peu pute qui a fait les quatre cents coups, une paumée comme on en ramasse à la pelle à tous les coins de discothèque, une conne un peu dérangée avec quand même un cœur gros comme ça, que les coups de pied au cul et le reste sont pas arrivés à pourrir. Un paumé aux abois, comme il y en a après toutes les guerres, un dingo mythomane qui s’est mis le gros à dos… Il se pointe un beau jour, il tape à la porte de la demi-sœur, elle lui trouve une planque, elle lui amène du ravito. Il finit par tourner complètement barjot, il essaie de se la farcir un beau soir, elle le descend…
De quoi faire chialer la moitié du jury, aux assiettes. Si elle arrive jusqu’aux assiettes, la frangine, parce que là, elle pourrait déballer des trucs, dire un peu pourquoi Verlaine avait tous ces chacals au cul, qui sait, parler d’un type à cheveux blancs, un tueur comme les autres, pire que les autres parce que Verlaine croyait dur comme fer qu’il viendrait, un jour, pour le sortir de sa taule…
— Non, Simon, elle gémit. Je parlerai pas de toi. Jamais.
— Jamais ? (Je ricane.) Tu sais pas comment ça se passe, pendant des heures avec la figure dans les projecteurs. Au début, on te laisse fumer, on te donne même des cigarettes, après on boit et toi, tu peux toujours pleurer, si tu peux, tu peux supplier, rien. À la fin…
— Non.
— Il y a une autre solution. Prise de remords, tu racontes tout au proc’, tu postes la lettre et après tu fais en sorte… d’abréger tes remords. Je dis pas que c’est pas le genre de solution qui convainc tout le monde, mais je suis sûr que, vu les circonstances, personne n’irait gratter trop profond.
Elle gonfle les poumons.
— Pas d’autre solution ?
— Pour moi, j’en vois pas d’autre.
— Tu venais vraiment pour le descendre ?
— Non. On m’avait payé pour ça, mais je venais pas pour le descendre. J’avais pris le contrat, parce que ça faisait une bonne couverture. (Je la serre plus fort, la renverse doucement. Elle se laisse aller. Elle me regarde pas.)
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