— Quoi d’autre ?
Elle me mordille le majeur.
— Ça pourrait être pour le descendre, elle dit froidement.
— À ton avis ?
Elle me regarde vaguement, elle tire sur la cigarette et j’en profite pour racheter mes doigts. Elle me regarde moins vaguement, elle attend que la fumée se dilue devant sa figure et après elle s’enfonce dans le siège, elle se taille sa place.
— J’en sais rien. (Elle fixe la route, droit devant.) J’aurais jamais pensé que ça se pouvait, remarque, que Tokyo se fasse descendre un jour, comme ça.
— Elle s’est pas fait descendre comme ça. Le type qui lui a tiré dessus aurait aussi bien pu lui mettre deux balles dans la tête. Il l’a blessée en sachant très bien où elle irait et ce qu’elle ferait. L’inconnue, c’était le temps qu’elle mettrait à y aller, ce qui lui restait à durer avec un poumon rempli de sang.
Elle fixe plus la route. Elle fixe l’extrémité de la cigarette, ses mains, ou rien.
— C’est comme ça que tu aurais fait à la place du type. Tu aurais fait le même calcul, à sa place. Verlaine et toi, vous étiez à l’armée ensemble, vous avez fait les quatre cents coups ensemble, après. Simon par-ci, Simon par-là… Le calcul… Qui envoyer d’autre que toi, Simon ?
Elle ne pleure pas, elle ne crie pas.
Je me range sur le parking, derrière un routier.
— Qui d’autre ?
— Personne d’autre, elle dit pour elle.
— Où il est ?
Elle baisse la vitre, elle jette la cigarette dans la poussière, loin d’elle. Elle se tourne vers moi. Elle est pliée au bord du siège, comme un billet de dix balles qui attend sa monnaie.
— Une baraque, en ville. Une vieille baraque. C’est tout ce que je peux te donner.
Elle a un rire fragile, obligé. C’est pas besoin. Je lui prends le poignet ; le ciel est d’un bleu presque insoutenable et parfaitement distendu. Il y a des trucs impossibles à dire. Je lui serre le poignet, je le broie entre mes doigts. Pour lui expliquer, il faudrait sortir la photo, sa photo avec la mob’, dans les roseaux, et encore ça expliquerait rien. J’ai une pile de plaques d’égout sur la poitrine, et ce ciel n’arrange rien, bordel. Elle bouge un peu les doigts.
— Écoute, je lui dis, normalement je suis venu pour sortir Verlaine. (J’enlève les clés du contact, je les dépose dans le creux de sa robe, devant, tout en haut des cuisses.) Maintenant, on est à un quart d’heure de l’autoroute…
— L’autoroute pour où ?
— Le soleil, le Sud, où tu veux…
— Le soleil. (Elle tripote les clés, je lui lâche le poignet et elle m’adresse un regard opaque, pénible.) J’aime pas le soleil.
Je devrais pas, mais je gueule. Je lui gueule qu’on peut prendre l’autoroute et se tirer, maintenant, tout de suite, si loin que même le percepteur mettra au moins un an à nous retrouver, qu’elle a autre chose à me donner que Verlaine, tout autre chose. Je gueule des conneries et je devrais pas, avec ma gueule esquintée, hideuse.
Se tirer. Est-ce qu’on se tire jamais, ailleurs qu’au Boulevard des Allongés ? Le ciel, mince comme une laque trop tirée. Je fous les deux mains sur le volant, en haut, je pose le front dessus. Quand c’est que ça a commencé, toute cette histoire ? Quand j’ai trouvé Cora ou avant, à l’époque où je me suis mis à boire trop sec ? Ou avant, avec Verlaine, dans ce trou où…
Cora morte. Pierrot mort. Tokyo…
Et le reste.
Je lève les yeux. Il y a un type en bleu graisseux qui monte dans un bahut, au bout du parking. Des moineaux qui pépient à tue-tête, dans un avant-toit. Je tourne la tête, je panoramique. Myriam a toujours les mains sur les genoux et ses doigts jouent en aveugle avec le porte-clés. Elle a pas pris la peine de se rajuster, elle reste comme ça, et c’est triste comme une plage en hiver, quand il y a trop de lumière pour ce qu’on en fait, ses seins nus et vulnérables.
Je referme sa robe, elle me tend les clés.
Quand c’est que ça a commencé ?
— Me laisse pas, Simon, elle dit à ma chemise. Pas avant que je sois morte.
J’ai pas trop fait gaffe, je pensais à autre chose, à l’autoroute et au soleil, Myriam avec un string et une chemise de batik dans les roses indiens, ses chevilles fines croisées sur le rotin d’une chaise longue, une piscine couleur de jade ; peut-être, je pensais au goût de sa peau, à la fournaise de son ventre…
— Ça risque d’être dans pas longtemps. Pas que je te laisse : qu’on soit morts…
Elle lève la tête.
Elle voit comme moi le mufle bas de la Rover qui avance. Une Rover deux litres avec trois types à bord, une antenne de cibi sur le coffre. Ils roulent pas vite : ils ont fait le tour du routier, ils se sont faufilés entre les remorques en stationnement. Je donne un coup d’œil dans le rétro, machinalement.
Derrière, il y a un coupé Alfa.
Ils roulent pas vite non plus. Je colle la clé de contact et je démarre. La Rover accélère pour me couper la route devant, l’Alfa pique à gauche, derrière, pour verrouiller. Je prends pas le temps de mettre la ceinture, j’enclenche la marche arrière, plein pot, et je braque tout. La voiture part, on glisse.
Ils ont pas laissé une grosse fenêtre, mais ils l’ont laissée quand même, alors j’attaque à fond. Et je sors en soulevant un nuage de poussière et de gomme brûlée haut d’un étage.
Je mouline ; le type de l’Alfa s’emmêle plus ou moins les crayons ; il s’attendait pas à ce que je dégage à contre-pied ; on est sur la nationale, par un beau matin d’été, plein de soleil encore doré et de touristes belges. Avec ma Ford de location contre une Rover et une Alfa, sur le papier c’est sûr que je vais pas faire des miracles, tout juste si j’arrive à les décramponner, et encore…
Je voudrais pas dire, mais le pilote de la Rover, avec sa veste prune, il me rappelle une petite gueule de Rital famélique, seulement les arcans de cet acabit ils ont tous partout la même tronche de crevards ; à croire qu’ils vont attaquer tout de suite l’Empire State Building à coups de dents.
N’empêche, j’aime pas.
Comme pilotes, ils sont pas farouches. Professionnellement, je dirai qu’ils manquent de cohésion ; ils trafiquent dans leur radio. La Rover remonte canon sur la file de gauche et l’Alfa refait le chemin perdu sur celle de droite, mais ça flotte nettement. À leur place, c’est l’Alfa que je mettrais en flèche ; ses occupants ont de quoi stopper leur gibier sans trop de barouf, ils ont tous les deux une carte de flic en bonne et due forme et pas moins d’une dizaine de raisons de me causer entre six yeux.
C’est pourtant la Rover qui attaque à gauche, en refusé. Pas fortiche. J’accélère à mort, on se course plein pot sur trente mètres mais ils n’ont aucun mal à me passer. Alors d’un coup, sans prévenir, je freine super-sec en maintenant la voiture dans l’axe. Les deux autres freinent aussi, mais avec un temps de retard ; elles referment la nasse. Le reste, ça dure une seconde et demie. Je refreine en balançant la voiture en travers, en tête-à-queue et tant pis pour la casse, mais je l’ai déjà fait des centaines de fois à l’entraînement chez Tony. Le cul part, l’avant de la Ford sinue, les pneus gueulent à déjanter, toute la carcasse tremble et proteste. On est sur les chevaux de bois. Je tâte l’adhérence, c’est pas farouche. Une Renault 5 déboule du fond de l’horizon. Elle est dans le bon sens, mais plus nous. Elle pique à droite comme un avion touché par la D.C.A. Une autre voiture qui nous évite de justesse ; on entend un bang sourd, derrière, matelassé. Je passe la première et j’accélère ; les roues cirent, mais c’est reparti.
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