Elle me regarde en face, tranquille, elle attend.
— Myriam, je dis.
Elle attend encore. Comme rien ne vient, elle lève la main. Elle est vachement grande, avec ses talons. Elle pose la main contre sa joue, avant que j’aie eu le temps de faire quoi que ce soit et elle la laisse. Après, elle a à nouveau sa grimace amère. Elle secoue la tête, comme si ça avait du mal à passer :
— Elle attendait un homme dans ton genre. Je dis pas qu’on n’a pas eu de bons moments, les deux, mais ça lui suffisait pas tout à fait. Elle disait rien, mais elle attendait.
Je lui prends le poignet, doucement. C’est plus de notre âge, toutes ces conneries. Un homme de mon genre… J’avais ma chance, dans le temps, et je l’ai gâchée. Je recentre sur Verlaine, Tony et le bahut, il y a dix ans, j’essaie de me rappeler, je revois l’autoroute et les deux bagnoles, la gueule du riot-gun et les deux compteurs du tableau de bord de ma BM, le compte-tours qui grimpait…
— Quel genre, Tokyo ?
— Ton genre.
— Mon genre…
Je me retourne, je m’appuie des deux mains au lavabo, je regarde l’image que me renvoie la glace, je me balance doucement d’avant en arrière, d’arrière en avant. Je crois que je rigole, ou je fais un bruit qui y ressemble. Elle bouge derrière moi. Je me marre, mais la face devant moi a seulement un trou gros comme le poing à la place de la bouche, un trou noir.
— Mon genre…
Elle pose la main sur mon épaule pour dire c’est fini. C’est fini. J’ai vachement besoin d’un verre, ou de plusieurs, je me passe la main sur la figure. C’est marrant, elle a la main comme Moon, à la fois ferme et légère. Je me retourne, parce qu’on vit pas indéfiniment le dos tourné. Une grande femme, le visage attentif et lucide, avec un sous-pull et un costume jean, dix fois, cent fois la taille et la pointure à Tonton. J’ouvre la main droite en l’air, elle ouvre la sienne, comme si on se préparait un bras de fer, paume contre paume…
C’est pas un bras de fer. Elle me dit :
— Garde-la, Simon. Fais gaffe à elle, tout le temps qu’elle aura besoin.
Elle serre, incroyablement fort. Je serre. Je sais pas ce qu’elle voit sur ma gueule dévastée, mais je sais ce que je vois dans ses yeux, une douleur dingue, noire comme du goudron, une haine…
On prend un verre dans le living. Myriam a trouvé les disques ; elle choisit sans se presser. J’ai tombé le blouson et j’ai enlevé l’étui et le .38. Tokyo a entrouvert la baie coulissante et il fait frais. On entend les annonces de la gare. Une bagnole remonte la rue. Pierrot est mort. À tous les coups il fera beau demain. Je m’emmêle un peu les crayons, je vais au balcon. Il y a un globe de lumière opale au-dessus de la ville, avec des nuances orange et des pans de noir profond, des éclairs vaguement bleutés à cause des caténaires et les projos crus de la gare, aussi immuables et puissants que ceux qu’on vous fout dans la gueule pour vous aider à vous mettre à table, dans certaines maisons bien.
Je rentre et Tokyo se lève : elle va faire la fermeture. On l’entend appeler l’ascenseur, la porte qui coulisse, la machinerie qui ronronne. Myriam est assise au bord du divan. Elle me regarde, les mains aux genoux. Entre ses yeux et les miens, je mets le verre.
— Simon, elle dit à tâtons. Simon.
C’est un peu comme si elle essayait un truc, un genre de « Sésame ouvre-toi », et qu’elle ait vaguement un peu peur que ça marche pas. Elle a mis une cassette de je sais pas quoi, pas très fort. Je torche mon glass, mais c’est pas une bouée de sauvetage. De la main à plat, elle tapote le coussin à côté d’elle. Je m’en approche en crabe, comme si elle risquait de mordre.
À ma montre, il va être deux heures et je me demande ce qu’on a foutu de tout ce temps. Je m’assois quand même, de travers, je sais plus de qui j’ai vraiment peur : d’elle, ou de moi, ou des deux. Si elle n’avait pas été là, j’aurais mis une balle dans la tête à Tonton, juste en plein front, là où on se tape avec la main quand on a complètement oublié de se souvenir de quelque chose et qu’on s’en rend compte, généralement un peu trop tard, je l’aurais buté et maintenant j’aurais les flics au cul, les flics et ses copains.
Si elle n’avait pas été là…
Elle me prend le poignet, elle enlève le verre. Dans mes veines, c’est comme un thermomètre en ébullition. Elle pose le verre à nos pieds, elle s’approche encore. C’est incroyablement fort, je m’aperçois seulement qu’elle porte un pantalon en Skaï noir trop juste qui la moule comme une statue, une espèce de boléro vulgaire et un sweat-shirt en coton noir très fin avec rien dessous, de quoi crever d’une overdose de fantasmes, et en plus, il y a ses yeux et sa bouche d’idole païenne, ses yeux aveugles qui voient en dedans, de quoi se taper la tête contre les murs, son visage…
Elle emmêle ses doigts avec les miens. J’ai dû trop écluser, ces temps-ci ; j’essaie de prendre du champ, de la distance, mais macache, elle a les doigts frais et brûlants, l’air vachement sérieux, elle me pousse avec son épaule et ses seins, je sais pas comment. Du champ, mon cul.
Je déconne dans son oreille, doucement :
— Ça, c’est pas dans le contrat.
Elle a une voix sourde, grave, je vois pas sa figure. Elle me dit en me touchant avec les lèvres :
— Gâche pas tout.
— C’est quand même pas dans le contrat.
— Je te plais pas, c’est ça ?
Je rigole, mais c’est pas un rire chouette, c’est un rire d’arrière-garde. Elle se redresse, je la sens qui se lève du divan. Elle éteint la lumière. Dans la pénombre, devant moi, elle murmure :
— Déshabille-moi.
À ma montre, il est six heures vingt et un tordu gratte à la porte. Un tordu, à cette heure, neuf fois sur dix, c’est un poulet, sauf que j’ai jamais vu un flic prendre des gants : il sonne carrément et tant pis pour les voisins. La gosse dort en chien de fusil, son bras en travers de ma taille. J’ai de la limaille de fer sous les paupières, la gorge en carton d’emballage et du mou dans la direction.
J’enlève le bras, je me lève.
On gratte encore un peu. J’enfile mon pantalon, je cherche pas les chaussures et je vais à la porte, sans bruit. J’aurais vachement besoin de café pour décoller les soupapes. Tokyo n’a pas pensé à mettre un judas et c’est bien dommage.
Je tourne le verrou, j’entrouvre…
Je m’attendais pas à une entrée en force, je m’attendais à rien en définitive, je sais seulement que le jour se lève et qu’il fait frais, qu’on a dû faire fort chez Tonton la veille au soir, que je devrais arrêter de boire, parce que dans mon job, c’est le ticket pour les emmerdes…
La porte pivote sous la poussée, au ralenti. Je fais un pas en arrière ; j’ai juste le temps de plier les genoux, de pencher un peu le buste ; elle se répand sur mon épaule et on fait un pas de deux assez grotesque. J’assure sous les aisselles, je pivote et sa tête roule contre ma figure ; je recule et elle suit le mouvement, ses pointes de pied à dix heures dix. J’arrive à refermer la porte derrière moi, je sais pas comment.
Elle, c’est Tokyo.
Je l’emporte sur le divan. Elle a la figure plus grise que le petit matin, les ailes du nez violacées et la bouche noire et ça doit rien au maquillage. Elle me regarde, de l’autre bout du quai ; j’entrouvre sa veste de jean. En dessous, elle porte une chemisette lavande. Elle a le flanc gauche empesé de sang.
— Tokyo, je dis doucement. Qui, Tokyo ?
Elle fait un effort, elle me regarde, mais c’est un effort nonchalant, comme si elle était vraiment trop fatiguée, que ça avait plus tellement d’importance. Elle a une main sur le sang, je lui enlève les doigts, j’ouvre la chemisette, elle bouge les doigts pour dessiner quelque chose dans l’air, quelque chose de mince et de confus, de longues algues au fil de l’eau.
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