— Tokyo, dis-moi qui…
Deux orifices d’entrée, pas du gros : 6,35 ou .22, bien groupés, mais c’est pas difficile de grouper deux impacts à bout touchant. Elle fait un vilain bruit de soufflet ; on sent qu’elle se bat, qu’elle s’accroche, mais il y a des ratés. Ce qui m’inquiète, c’est son masque gris. Je l’assois ; elle redresse la tête et je mets mon oreille contre sa bouche, mais c’était pour respirer et une bulle rosâtre crève au coin de ses lèvres.
Je vais me lever, appeler Myriam. Elle m’accroche le poignet, ses yeux me cherchent, ils me trouvent. Elle est déjà à l’autre bout de la gare, très loin ; je sais pas si elle me voit vraiment ou si elle aperçoit seulement une silhouette dans la lumière. Elle fait un effort, j’essaie de comprendre, mais c’est presque impossible ; elle bouge les lèvres, une seule syllabe, une seule syllabe, un mot court, elle remue la tête pour s’endormir.
Un mot court.
— Flics ? je dis. Les flics ?
Elle tousse et du sang lui coule de la bouche. Je la tiens. Elle me regarde en face, ses yeux dans les miens, ça dure une seconde ou deux et je comprends que c’est oui pour flics, mais les flics je m’en fous, je veux savoir qui lui a tiré dessus. Je le lui demande, elle me regarde et tout d’un coup, dans ses yeux, c’est comme une lumière qui s’éteint dans une trop grande pièce sombre ; je la sens frémir comme un grand arbre, un grand peuplier qu’on déracine…
Quand je la couche sur le divan, elle se laisse faire. Pendant un moment, elle va encore se laisser faire et après elle ne se laissera plus faire, elle sera dure comme du bois, et encore après…
À elle non plus, je fais pas de promesse. Je lui mets les mains sur la ceinture, je cherche quelque chose pour la figure et je trouve rien. Je passe à côté réveiller Myriam.
— Une tuile…
Elle se lève, va voir sans rien sur le dos.
Je la laisse cinq minutes, me fringue en vitesse, refixe l’étui dans la ceinture, vérifie le barillet du revolver. Dans la rue, je repère une 604 rangée à la va-comme-je-te-pousse devant l’immeuble. La portière du conducteur est entrouverte, le cligno tape régulièrement.
Juste en face de la descente de garage, du bon côté de stationnement, il y a une autre grosse bagnole, une Rover ancien modèle. Je vois l’épaule et la manche du type au volant et la face du passager arrière gauche levée vers l’immeuble. Deux ou trois types, peut-être quatre…
J’ai jamais vu de poulets en Rover, même ancien modèle. Vite fait, je ramasse les affaires qu’on a laissées autour du lit. Myriam revient, toujours aussi nue.
— Elle est morte, elle annonce d’une voix qui me fait froid dans le dos. « Elle a les yeux secs et ses mains ne tremblent pas. » Y a longtemps ?
— Non.
— Comment je m’habille ?
Je la regarde. J’essaie pas de comprendre parce que je gamberge le coup pour sortir de l’impasse avec la cargaison d’affreux devant. Je réponds pas, alors elle remet le couvert, un sein dans chaque main comme deux très gros pamplemousses.
— Comment tu veux que je m’habille, Simon ?
— Comme tu étais. Comment tu veux ?
Elle hausse les épaules.
— Comme tu veux, toi…
Brusquement, j’ai envie de mordre et la seconde d’après, je me retrouve en train de fouiller dans son sac, je sors la première robe qui me tombe sous la main et je la lui expédie en port dû. Pendant qu’elle l’enfile, je retourne à côté. Tokyo n’a pas bougé. Je suppose qu’elle en a assez vu et je fais un truc que j’aime pas ; avec le pouce et l’index je lui ferme les yeux.
— Remets toutes les affaires dans ton sac, je dis à travers la cloison. On se tire…
Je vérifie dans la rue, depuis le balcon. Ils me voient comme je les vois mais ils ne bougent pas. J’ai une phrase au violon de Ray Nance dans la tête : une phrase sur un tempo harcelant, va savoir laquelle… Le ciel est très bleu et il va faire une chaleur à crever. Pas la peine de tenter une sortie en force, ils n’auront aucune peine à coincer la bagnole. Ce que je comprends pas, c’est pourquoi ils sont pas montés avec elle.
Quand je rentre dans le living, Myriam est près de la porte, le sac au pied. Je décroche le téléphone et je fais le 17. Ils sont pas pressés de répondre, nom de Dieu… Une voix de gros émerge. Je m’étale pas, je lui signale cependant qu’une personne tuée par balle se trouve dans son appartement, je donne l’adresse, le type essaie de prolonger mais je raccroche.
Je prends Myriam par les épaules, je lui explique ce qu’on va faire. Je m’attends à ce qu’elle dise ci ou ça, quelque chose, que c’est pas possible que ça marche, elle dit rien, elle prend son sac et elle me suit sans un mot.
Tokyo a laissé des traces, sur le palier, dans l’ascenseur, une empreinte de paume sur le tableau de commande de la cabine. Même la dernière des bourriques de province n’aurait pas le moindre mal à en déduire que Tokyo était poivrée avant de monter, par conséquent que les occupants de son appartement n’y sont pour rien mais j’ai pas envie de me taper quarante-huit heures de garde à vue, ni que la gosse écope dans l’affaire.
On descend au deuxième sous-sol, je passe devant, le .38 le long de la cuisse et on récupère la bagnole là où Tokyo l’avait laissée, je démarre et je la sors dans l’allée. Le bruit d’un J 9 diesel ; si les flics le rangent devant la descente, on est bons comme la romaine. J’avance, la porte remonte. Ils ont collé le fourgon juste devant la 604, nez à nez ; ils sont tout aussi mal garés et ils s’agglutinent autour de la voiture comme des guêpes sur une tartine de miel. Il y en a un, le képi en casseur d’assiette, qui sonne en bas de l’immeuble. S’il attend qu’elle vienne répondre, il va pas être déçu du voyage. Il est massif, large d’épaules et le dos tourné, il discute avec les autres en gesticulant mais c’est quand même pas la surexcitation.
Entre la sortie du garage et eux, il y a soixante-dix bons mètres. Plus de Rover en face ; à croire que j’ai rêvé, mais il y a déjà un moment que je rêve plus. Je m’étais fait une montagne, en définitive on sort sans problème, pépère, on respecte le stop en haut de la rampe, Myriam regarde à droite, je mouline à gauche…
C’est tout juste si on se salue pas.
Dans le rétro, ils sont toujours sur la voiture. Je prends pas le temps d’épiloguer, je descends la rue en direction de la gare, sans bourrer, et toujours pas de Rover ; il fait plutôt frisquet dans la bagnole ; il reste un fantôme de parfum dans l’habitacle, du lourd, mûri sur une peau très brune… J’essaie de repérer les bagnoles au passage, celles que je peux, s’il y a quelqu’un à bord, les antennes de cibi.
J’essaie.
Myriam me pose le poing fermé sur la cuisse droite. Elle est glacée, elle me sourit quand même, elle a un sourire muet à la fois brûlant et triste, un sourire qui diffuse comme une lentille à flou, elle secoue la tête, elle me dit, comme une litanie :
— Me laisse pas. Me laisse jamais.
Jamais, ça n’a pas de sens. Ça n’en n’a jamais eu, mais j’éprouve pas un besoin viscéral de le lui dire. On roule, on traverse le centre derrière une arroseuse, on sort sur la route. Tout en roulant, je lui explique qu’on va récupérer son frangin, qu’il faut le sortir de sa planque, que le trottoir est devenu archibrûlant pour lui dans le coin.
Elle me tape une cigarette dans la poche de poitrine, je lui reprends et je l’allume, je la lui tends. Elle me happe les doigts avec ses lèvres.
— C’est pour ça que tu veux le récupérer ? elle demande en jouant.
— Pour ça ?
— C’est pour ça ou pour autre chose ?
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