Pierrot est mort.
Je passe devant, je braque le faisceau sur sa gueule. Elle n’a plus rien de vraiment humain. Je sais pas à quoi ils l’ont travaillé, mais ils ont tout bousillé ; c’était peut-être pas la peine, mais ils lui ont même sorti un œil et il pend dans la barbaque d’une ancienne joue ; je projette la lumière sur son torse ; à travers le sang noirci on devine des brûlures, le grand jeu. Du boulot de dégueulasse, mais le grand jeu. Je passe la torche dans la main gauche, je pose le gras du pouce sur un bout de bidoche à peu près intacte, près de la carotide.
Froid.
Je pense à la tabby. Je pense… Pas trente-six façons de prendre les choses. J’éteins la lampe : j’en ai pas besoin pour le moment. On se retrouve seuls dans le noir. Si Pierrot a parlé, ils ont intérêt à me le mettre sur le dos, histoire que les flics m’embarquent, et j’en connais une paire à qui ça ferait plutôt plaisir. S’il a pas parlé, j’ai encore un peu de temps devant moi : une heure ou deux. Quelque chose me dit que je suis en train de me planter. Je sais pas, alors je lui demande.
Dans le .38, j’ai six cartouches. Je remonte au premier, je rallume la lampe et je tape une perquise en règle sans déplacer quoi que ce soit. Je dégotte un automatique .22 italien et deux chargeurs pleins, un stock de quadrillées et un douze superposé avec une bonne centaine de cartouches. Je mets aussi la main sur une dizaine de doses. Je glisse le .22 dans la ceinture, le reste je le laisse.
Dans une autre pièce, il y a un sac en Skaï avec des fringues de fille, de fille jeune, pas celles de Moon. De Moon, je trouve rien. Dans la même pièce, glissée derrière une plinthe, il y a une mauvaise photo jaunie, mal fixée. Je braque la torche. C’est un bahut qui attaque une rampe en première, pris au télé. C’est flou ; on sent l’effort du tracteur et le photographe n’avait sûrement pas de pied mais sur la remorque on lit INTERCO. Si ça se trouve, Pierrot ne savait même pas.
J’embarque le sac de fringues, je glisse la photo dans une poche de devant et je redescends dans la cuisine. Pierrot n’a pas bougé. Je lui résume l’affaire, je lui parle de la tabby que j’ai pas été foutu de retrouver, je lui parle pas de Moon, je lui fais pas de promesses, rien.
J’éteins la lampe et je me tire comme je suis venu : par le jardin. Je fais un long détour. Dehors, dedans, c’est pareil, on se croirait dans un bouillon de veau tiède, à cause de la température et des yeux.
Dans la bagnole, je bois un coup de bourbon ; trop, c’est sûr. J’attends un peu avant de mettre le contact, que ça me descende au fond des godasses. Y a pas mal de trucs que j’aurais encaissés, mais pas qu’ils mettent Pierrot dans cet état. C’était un type qui croyait que la cavalerie arrivait toujours avant que ça tourne trop au vinaigre, mais il le savait pas. Moi, je sais : la cavalerie s’en fout et on va crever, tous, d’un moment à l’autre la gueule ouverte. Quand l’alcool commence à faire effet, je démarre doucement ; pas la peine de faire de l’esbroufe, je roule serré. À la pendule de bord, il est déjà minuit. Je trouve l’ Astragale sans problème, je me range devant mais je laisse le calibre dans la boîte à gants.
Fixée avec de l’Albuplast au mollet gauche, j’ai ma dague de combat dans son étui. Normalement, ça doit suffire.
Je rentre comme un bulldozer.
On essaie de me refouler.
Je suis un pacifique, je veux pas l’incident. La taulière se pointe, une nana à la redresse, elle évacue le personnel et elle m’emmène derrière, dans son bureau. J’allume une cigarette, je lui dis :
— Tu peux appeler les flics, si tu veux.
— C’est pas le genre de la boutique ! elle ricane.
Elle a une bouche mince et rouge comme une blessure à vif.
— Myriam, où elle est ?
— Chez Tonton. Qu’est-ce qu’il y a, mec, qui va pas ?
— Ils ont négocié Pierrot.
— Pierrot ? Pourquoi Pierrot ?
— Pour elle.
— Quand ça ?
— Où elle est ?
— Ils sont venus la chercher.
— Qui ça ?
— Les hommes à Tonton.
— Où elle est ?
— À la villa. Il donne une soirée.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Rien, mec. (Elle a un rire amer, usé.) Ils sont venus la chercher, voilà ce que ça veut dire. Tonton voulait la voir. Voilà ce que ça veut dire.
Je vais me tirer. Elle m’accroche le coude, on se regarde.
— Je viens avec toi.
— Tu crois ?
— Ouais. Tu as une bagnole ?
— J’ai une bagnole. Pourquoi tu viens ?
— Si je viens pas, tu rentres pas.
— Tu crois ?
— Sûre.
Je lui file la clé de la bagnole. Elle roule trop vite, penchée sur le volant. Je reprends un coup de bourbon, on sort de la ville.
— Pourquoi ils l’ont buté ? elle demande, mais pas à moi.
On fait vingt bornes, à fond la caisse. Elle conduit bien, un peu crispé, mais bien ; elle regrette qu’on n’ait pas un lecteur dans la voiture. Je lui dis rien, je sors le .38 de la boîte à gants, je bascule le barillet, elle voit les cartouches dedans. Je visse le silencieux au bout. Je lui demande :
— Tu aimes les chats ?
Elle me regarde.
— C’est toi, Simon, hein ?
— Quel Simon ?
— Ils t’attendent.
La villa, il fallait trouver. On remonte une longue allée, on passe un portail. Au bout, il y a un perron et on se range le long. Dans ces coups de temps-là, il y a des politesses à faire, des précautions à prendre, des trucs de métier… Le premier loufiat qui se pointe, je l’explose du pied en pleine gueule et il s’étale de travers, il roule en bas des marches, le second essaie de se défiler mais il fait l’erreur de tourner le dos, alors je le coince en haut près de la porte, je lui martèle la gueule contre le crépi et ça salit ; il a l’avant-bras droit qui craque dans le dos.
— Reste au volant, je dis à la fille par-dessus l’épaule.
Elle redescend.
Je pousse le type devant moi, comme il est, en lui relevant la tête, empoigné par les cheveux. On avance dans un couloir champagne et au bout, il y a Tonton, les bras ballants. Je lâche le bras du type, je sors le revolver et Tonton lève un peu ses mains grassouillettes. Le silencieux est juste braqué entre ses yeux.
— Tu as un bureau, quelque chose ?
Il fait un geste en reculant.
Il sait qu’il aurait pas le temps, avec le chien du .38 relevé. Il fait oui, de la tête.
— Recule dedans.
Je pousse toujours le type, il s’appuie au mur et je le décolle, je le remets dans l’axe, il tombe sur les genoux, il tourne la tête.
— Je vous en prie.
Je le relève, on rentre dans le bureau et il s’affale sur la moquette, comme s’il avait déjà trop servi. Tonton a les fesses contre le dessus du bureau. Je rentre le revolver dans la ceinture, le mufle en bas.
— Je te laisse ta chance, Tonton.
— Avec toi, j’en ai pas, il dit, inaudible.
Je m’approche pas. Je me casse en deux, sans le quitter des yeux. Quand je me relève, il voit la dague.
— Quand tu veux, je lui dis en m’adossant à la porte.
— Non, il répond. Qu’est-ce que tu veux, Simon ?
— La gosse.
Il contourne le bureau, il appuie sur une touche du téléphone. Il a le droit de tenter sa chance. J’ai les mains le long des cuisses, je me tapote le genou droit avec le manche de la dague, mais je suis pas sûr que ce soit vraiment rassurant. Une porte s’ouvre dans la cloison. La fille est seule. Elle rentre. Elle est tout en noir. Elle regarde Tonton exactement comme s’il n’existait pas, elle voit le type répandu par terre. En remontant, elle voit un autre type, debout, un grand gaillard maigre à la gueule esquintée, une espèce de Cheyenne avec les cheveux blancs, les traits bouffis de rage.
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