— Elle va venir avec moi, Tonton, j’annonce.
Elle s’approche de moi. Je colle la lame le long de la cuisse, derrière. Elle n’est ni grande ni petite ; je peux pas dire comment elle est faite, sinon qu’elle a des cheveux à l’afro et qu’elle fait tout un périple au ralenti, sans se presser, et qu’elle me regarde juste dans les yeux, comme si tout le reste n’existait pas, comme si elle allait se mettre sur la pointe des pieds et me rouler une pelle. Quand elle est près, je lui dis :
— Ils ont tué Pierrot, petite.
Elle ouvre les mains.
— Ils lui ont défoncé la gueule, ils l’ont brûlé avec des cigarettes et pour finir, ils lui ont tiré une balle dans la tête, je lui dis lentement pour qu’elle comprenne bien.
Je sais pas si elle comprend, mais ses lèvres font comme si. Elle écarquille presque les yeux, elle me regarde. Tonton s’agrippe au bureau. Je passe la lame dans la main gauche, je sors le revolver de la ceinture et je le lève mais le silencieux lui alourdit la gueule.
La gosse se colle contre moi.
— Emmenez-moi. Emmenez-moi, s’il vous plaît…
Je relève le chien avec le pouce.
Ces trucs, ça devrait se passer assez solennellement, au moins au ralenti, mais non, on redescend les marches à toute vitesse, on s’entasse derrière dans la bagnole et elle démarre sur les chapeaux de roues. Pendant qu’on roule, elle me prend la main et me dit :
— Moi, c’est Myriam.
Je crois que je me marre, assez doucement, à cause de la fatigue surtout. Verlaine, maintenant, c’était il y a dix siècles, au bas mot. Le bahut, idem. Le fric, kif-kif. D’accord, ça serait marrant d’enfouiller deux ou trois cents briques, mais sans plus. Elle me tient le poignet, elle bouge la tête.
— Vous l’auriez tué. Vous les auriez tous descendus, du temps que vous y étiez.
La fille au volant se retourne pas. Elle dit, comme si ça pouvait éclairer les choses, tout en changeant de vitesse :
— C’est lui, Simon.
Elle conduit toujours viril, mais un peu moins sec maintenant qu’on a pris de la distance. Myriam me regarde de tout près, pour un peu elle prendrait une loupe. J’aimerais bien lui présenter un autre profil, celui d’avant par exemple ; je cligne des yeux comme un vieux hibou. Elle me serre plus fort le bras.
— Simon, elle dit doucement. Simon… Verlaine parle tout le temps de vous. Tout le temps. Il dit tout le temps que vous allez venir et le tirer de là où il est. Il dit…
Elle se met à pleurer.
On roule dans la nuit, vers la ville. Brusquement, j’ai plus envie de bouger, plus envie de rien, seulement de me laisser glisser au fond, tout au fond dans le noir, pour commencer, et tant pis si après je remonte blême et flasque. Je repense à Cora, comment ils l’avaient arrangée à l’époque, un peu comme ils ont démoli Pierrot…
La fille se retourne. Elle a un beau profil dur et décidé.
— Tu restes en ville ?
— Le temps de faire deux trois trucs, oui.
— Tu es descendu à l’hôtel ?
— Paris-Londres.
— J’ai un appart’ quartier de la gare, si tu veux. Personne y va jamais et à part le notaire et moi, personne ne sait.
— Tu prends un risque, j’observe.
— Y a trente balais que je prends des risques. Tu as un clope ?
Je lui allume, elle se la colle entre les dents. Elle fouille dans la poche de jean, elle me file un petit trousseau plat.
— Dernier étage gauche.
— Ça va, je lui dis en fourrant les clés dans ma poche. Y a du bourbon dans le vide-poches…
On boit un coup ; Myriam n’en veut pas.
— C’est à toi, la bagnole ?
— Location.
Je me rends compte que je lui ai pas demandé son avis, en définitive ; elle m’a bien dit de l’emmener, mais c’était surtout l’arracher de chez Tonton, ce qu’elle voulait dire. J’essaie de lui expliquer quelque chose et je me plante. La fille au volant se marre en douce :
— Te casse pas le cul. Elle est bien assez grande pour se faire une idée toute seule. Pour le moment, je crois que je connais son idée, elle ajoute, très amère :
— Ça va, je répète, faut pas idéaliser.
— Elle idéalise pas, Simon.
Je me palpe la figure.
— Passe-moi la boutanche.
Je lui tapote l’épaule.
— Tu crois que tu en as vraiment besoin ? elle me demande. (Elle me passe quand même la bouteille, se retourne à peine. Je distingue les grandes herbes grises dans les phares, un animal qui se tire, un renard vu la couleur.) Tu étais jamais revenu.
— Jamais.
— Pour Cora, tout le monde était sûr que c’était pas toi, mais ils t’ont poivré quand même. Faut dire que tu avais tendance à faire chier un peu trop de monde…
On rentre en ville ; elle se faufile par tout un tas de ruelles en surveillant le rétro.
— Tu veux passer au Paris-Londres ?
— Pas la peine.
Ce qu’elle a oublié de dire, c’est qu’avec l’appart’, il y a un garage souterrain, un jardin devant avec des spots dissimulés au pied des magnolias, une façade pierre et verre fumé, le grand standing.
On s’enfonce ; elle fait deux appels de phares et la porte électrique remonte se plaquer au plafond. Elle avance, presque au pas. J’ai les doigts sur la crosse du .38, mais il n’y a personne et elle range la voiture dans un box ouvert.
Elle coupe tout, me tend les clés.
— Comment tu vas rentrer à ta boîte ? je lui demande.
— On est à deux pas de la gare, je vais prendre un taxi.
— Tu as des ronds ?
Elle sort des billets de dix sacs de sa poche de jean, me retape une cigarette. Je remets la bouteille de bourbon dans son sac en papier. Myriam est vachement lourde contre moi, et ça fait dix minutes qu’elle n’a rien dit. Je lui touche un peu l’épaule et elle rit doucement. C’est marrant, la lumière s’éteint dans l’allée et on reste là une seconde tous les trois, sans rien dire, à écouter le silence, peut-être. Moi je pense à ma gueule esquintée, à ce que j’étais avant : un grand beau type bien bâti, peut-être un peu le genre bellâtre, je sais pas, maintenant…
— Tu montes cinq minutes ? je propose à notre chauffeur.
Cinq minutes, pas plus, elle décide.
Dans l’ascenseur, j’ai le sac en Skaï de chez Pierrot, la bouteille, les deux mains prises, une vague envie de dégueuler à cause de tout un tas de conneries, je sais même pas le prénom de l’autre fille, je sais rien, sauf qu’elle a un cul super, fabriqué en grain de raisin dans du tissu moulant, nom de dieu ! Je lui demande et elle me dit, le dos tourné :
— Tokyo. Ça te va, Tokyo ?
— Ça me va. Pourquoi Tokyo ?
— Pourquoi pas ?
La cabine s’arrête sec, en coup de reins. On sort dans vingt centimètres de moquette parme, il y a de l’alu brossé partout, elle se retourne et elle ricane pendant que je sors les clés :
— Il t’aurait fallu combien de temps, poulet, pour t’acheter un truc comme ça ? Combien de siècles ?
Elle a un sourire mince et dur, à rayer une vitre sur toute la longueur. On rentre et elle allume partout. Je laisse retomber la main que j’avais sur la ceinture. Presque rien dans les trois pièces, mais un presque rien haut de gamme ; du Knoll International, des cuirs et de la haute laine, une chaîne B & O, la grande classe, un lit ras du sol, un paddock à peine moins vaste qu’un terrain de basket, une salle de bains en laque noire…
Tokyo est derrière moi.
— Tu veux un verre ?
Je me retourne. C’était pas la question qu’elle voulait poser. Je la regarde, à travers la fumée de cigarette, la gueule de travers.
— Un verre ? Ouais…
Elle hésite, elle se tire, je la reprends au coude, mais sans violence, sans dureté, sans rien. Je l’attire pas, simplement je la remets dans l’axe. C’est le moment où il faudrait trouver quelque chose de pas trop con à dire, mais je trouve pas. Je pourrais lui dire merci, mais ça n’aurait pas de gueule. Je pourrais lui dire qu’elle s’en est tirée mieux qu’un mec, mais ça n’aurait aucun sens, certains types, c’est vraiment pas des points de comparaison valables.
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