Avant de m’en aller, j’ai appelé Dinah. Répondeur. Il me donnait une minute pour parler et c’était bien trop peu, ou beaucoup trop long. J’ai pensé un instant à l’appeler au commissariat, mais l’idée de tomber sur l’un des pochetrons de service à l’accueil m’a rebuté d’avance. J’ai mis le répondeur et j’ai fermé le gaz et l’eau, comme chaque fois que je m’en vais pour plusieurs jours. J’ai fourré quelques affaires dans un sac et je suis parti.
— Vous quittez la région ?
J’ai relevé brusquement la tête. Il s’en est fallu de quelques millimètres pour que je me fasse du mal avec le couvercle de malle, qui était ouvert. Ma main droite s’est portée sous la veste, mais l’homme a eu un rire sourd en bougeant les bras de façon pacifique.
— Du calme, mon commandant.
— Vous me gonflez, Coburn.
Il a ri de manière plus détendue, mais pas moins distante. Sous le soleil, dans son impeccable complet gris, avec sa chemise bien repassée et sa cravate sobre, il ressemblait plus que jamais à un homme du Bureau Fédéral. Les gens du F.B.I. n’opèrent pas dans notre pays, et jamais officiellement. Il a sorti un paquet de sa poche et me l’a tendu :
— Charley Médina m’a chargé de vous remettre ceci. Il pense que ça pourra vous être utile par la suite. Il m’a chargé également de vous transmettre ses salutations, ainsi que les remerciements d’un de vos amis communs.
— Nous n’avons pas d’amis communs.
— Les remerciements du Grec.
— Comprends pas.
— Moi non plus, mon commandant. Tenez…
J’ai saisi le paquet et je l’ai retourné en tous sens avant de l’ouvrir. Il y avait une cassette vidéo d’une durée de cent vingt minutes à l’intérieur. J’ai relevé le menton :
— Je suppose qu’il n’y a pas de décharge à signer. Pourquoi m’appelez-vous commandant, Coburn ?
Il a eu un sourire parfaitement neutre et incolore, qui a disparu aussi vite qu’il était venu. Bonne chose.
— Avant d’exercer mon métier actuel, j’ai fait quinze ans de service actif. Dans l’armée française, c’est le temps réglementaire qui permet d’obtenir une retraite proportionnelle et ouvre la voie à des emplois réservés. J’ai préféré Médina à l’administration.
— Tout le monde aurait fait pareil : Médina paie mieux. Le Grec n’a jamais été un ami pour moi. Charley non plus. Lorsque j’étais très jeune, beaucoup plus jeune, j’ai rêvé d’un autre monde où de tels hommes n’auraient pas trouvé place. C’est ce monde-ci qui a gagné, pas moi… Ce que vous faites de votre vie ne m’intéresse pas, mais j’avais deviné que vous n’étiez pas tout à fait un voyou comme les autres. Vous serviez dans quelle arme, lorsque vous serviez ?
— Sécurité militaire. Mon dernier chef direct a été le colonel Vence. Selon lui, vous aviez été amis tous les deux.
— Pas plus qu’avec le Grec. Seules l’assurance de l’impunité et l’existence d’une couverture sociale correcte pour ses membres distinguent le banditisme d’État de l’autre. Pour le reste, rien ne les différencie au fond. Je ne vous retiens pas.
J’ai rabattu le couvercle de la malle. Coburn s’est enlevé de mon chemin. Il avait les cheveux d’un blanc de neige qui détonnaient en plein jour bien plus que de nuit, et une sorte de lassitude triste se voyait aux coins de sa bouche, large, mobile et prompte à l’ironie et au sarcasme, qui aurait pu en faire à elle seule un honnête homme. Ce qu’il avait à se reprocher à lui-même ne me concernait en rien. Je suis monté au volant, j’ai flanqué la cassette vidéo sur le plancher devant le siège du passager. J’ai allumé le lecteur de C.D. et j’ai démarré sans qu’il ait changé de place, sans que le moindre trait de son visage ait bougé. Il m’a fallu d’abord m’extraire des embouteillages du périphérique, puis de quelques bouchons sporadiques qui ont eu lieu jusqu’au niveau de la sortie Nemours, ensuite le reste est allé tout seul.
En arrivant, j’ai dormi presque trente heures. Jacques m’avait logé dans l’ancien pigeonnier qui flanque l’un des angles de sa demeure. C’est le sifflement entêtant du vent qui a fini par me réveiller, ainsi que la tranquille lumière dépolie et bleutée qui sourdait des petits carreaux dans les murs, par où entraient et sortaient autrefois les pigeons qui peuplaient alors les lieux. La pièce comportait un lit guère plus large qu’une couchette de bateau, au matelas mince et dur comme un biscuit de soldat, une table abattante qu’on pouvait relever contre le mur, ainsi qu’un tabouret et un coffre sur lequel j’avais posé mon automatique, mes cigarettes et mon briquet avant de plonger dans le noir. Mes vêtements pendaient au clou derrière la porte et mes bottes étaient rangées au pied du lit.
Je me suis habillé et je suis descendu.
Personne dans la salle commune, ni dans la cuisine. Personne non plus dans le petit bureau que Jacques s’était aménagé dans une ancienne soupente et dont les murs et le plafond étaient faits de planches de pin mal équarries. Je suis retourné dans la salle, je me suis occupé à faire un feu dans la cheminée où l’on pouvait se tenir à cinq debout et le soir est venu peu à peu sans que j’y prisse garde. Il m’intéressait aussi peu qu’un changement de majorité présidentielle, comme tout ce qui se produit chaque jour et ne change rien au fond. Jacques est rentré alors que je finissais de lire la lettre de Dinah. Il était couvert de plâtre de la tête aux pieds et m’a tendu une large main rugueuse en tordant le poignet. Il a cherché quelques mots qui pussent tenir lieu de paroles de bienvenue, il en a hasardé deux ou trois qui traînaient dans un coin et n’avaient pas servi depuis longtemps. Puis il est allé chercher une bouteille et deux verres, nous avons trinqué et il est allé se doucher. Je me suis assis dans l’angle gauche de la cheminée, les chevilles croisées et le verre entre les talons. Une cigarette à la bouche, j’ai repris la lettre depuis le début. J’en avais connu de plus pénibles, mais aussi de moins confuses. Sa lecture me faisait penser à ce que pouvait ressentir une guêpe enfermée dans une bouteille vide. Une bouteille trop vaste et bien trop vide pour elle.
Je ne comprends pas. Je ne comprends plus. Tu es là et tu n‘es plus là. Je ne te dois rien, tu ne me dois rien. Je sais que tu es venu voir D. et pas moi, je sais à cause de quoi tu es venu et que tout est parti de là. À cause de saloperies. Jamais seulement un homme et une femme. Quand tu es avec moi, je n’arrive pas à te parler. Le reste du temps non plus. Si seulement je savais ce que je veux au juste. Si je savais ce que je veux réellement. Plusieurs fois, j’ai voulu réellement être morte. Faux, pas être morte : j’aurais voulu ne jamais avoir été vivante. Jamais. Voilà. Je ne peux pas te parler. Ne jamais avoir été vivante.
Plus loin, elle reconnaissait : Lorsque je l’ai fait, quand j’ai vu tout ce sang partout dans la salle de bains, et il y en avait jusque sur les glaces de l’armoire à pharmacie, ça m’a surtout donné envie de rire, comme si c’était un truc qui était en train d’arriver à quelqu’un d’autre. Je n’avais pas mal du tout. Je riais, j’ai même fait des dessins à la Jackson Pollock par terre un peu partout. Le vieux coup de la boîte de conserve percée, remplie de peinture et balancée au bout d’une ficelle. Je te dis pas la note que j’ai reçue du syndic, après, quand j’ai dû déménager et qu’il a fallu changer la moquette. Le sang, ça ne part jamais tout à fait. Là, j’ai eu mal. Plus mal qu’à l’hôpital en sortant de réa’. Mais sur le moment, sur le moment, quelle rigolade ! Putain, je crois bien que j’ai rarement autant ri de ma vie ! Dommage qu’on ne puisse pas se le payer plus souvent, au prix où est la moquette…
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