Je me suis arrêté à la première station de métro venue. Je me suis penché pour défaire les menottes que j’ai rangées dans ma poche droite, là où je les mettais toujours pour servir de lest au pan de veste en tir rapide. J’ai tiré deux cents francs de ma poche. Un billet à moi. Stewball m’a regardé avec effroi.
— On se quitte.
— Vous pouvez pas faire ça.
— Je peux faire ça. Je ne t’aime pas assez pour passer le reste de mon existence avec toi. Je suis sûr que ça ne te conviendrait pas non plus.
Il a regardé le billet, puis ma face. Il a déclaré lentement, d’un ton de certitude tranquille :
— Si je sors, je me fais crever. Vous connaissez pas Marouane.
— Je ne le connais pas. Le peu que j’en sais, c’est que je l’ai toujours considéré comme une lope et un suceur de bites. Avant de rendre des services à Bingo, il m’a servi plusieurs fois de balance et ça n’a jamais contribué à le faire remonter dans mon estime. Rien qu’un connard en plâtre… (J’ai consulté ma montre. J’avais besoin de sommeil. De Lady Day et de plusieurs millénaires de sommeil.) C’est là qu’on se quitte, Stewball…
Je me suis penché pour lui ouvrir la portière. De sa main libre, il m’a agrippé le poignet avec une force surprenante, ou bien c’était moi qui étais à présent trop faible :
— Emmenez-moi aux flics…
— Aux flics, tu prends quinze à vingt ans, si tu échappes à la perpète… En outre, je ne suis pas sûr que tu seras plus en sécurité en taule que dehors. Par ailleurs, à la Douze, tu risques de passer un sale quart d’heure, parce que je doute que Bingo te fasse le moindre cadeau…
Il m’a fait observer, avec une sourde véhémence :
— Le connard, on l’a pas crevé sur la Douze…
Il était presque onze heures et je n’avais toujours pas dormi. Je me trouvais depuis neuf heures dans le petit troquet où j’avais acheté mes cigarettes et pris un verre avec Dinah à la fin de ma garde à vue chez Philippe. Il avait pris livraison de Stewball et m’avait proposé d’assister à son audition. Je n’en voyais pas l’intérêt. Il m’avait suggéré de rester à sa disposition tout de même. Nécessités de l’enquête. Il me l’avait suggéré en y mettant beaucoup plus de formes que lors de notre précédente entrevue. Je m’étais installé au fond de la salle, dans un coin où je ne tournais le dos à personne. Peu avant dix heures, deux voitures avaient quitté le parking de son antenne à toute allure, les gyros allumés, mais sans le deux-tons. Une R19 avec trois hommes à bord et une petite AX dans laquelle il m’avait semblé que le passager finissait d’enfiler en hâte un de ces pare-balles bleus de l’Usine qui pèsent trois tonnes et ont pour principal mérite d’handicaper les mouvements. Il se pouvait qu’ils aillent sur autre chose. J’ai commandé café sur café, et lorsque je me suis senti plus sûr de moi, un bourbon avec de la glace. À force de fumer, j’avais la bouche en carton d’emballage et les bronches remplies de kapok. J’ai sorti le dictaphone, je l’ai posé devant moi et je l’ai allumé seulement quatre à cinq secondes. La voix, métallique et dépourvue d’inflexion, semblait provenir du fond d’une citerne, mais chaque mot était parfaitement distinct et audible. J’ai éteint. Le bourbon n’avait pas de goût, il m’a laissé sur le palais des relents pharmaceutiques.
Mauvaise idée, le bourbon.
J’avais payé et je remettais la monnaie dans mes poches lorsque Philippe a fait irruption et a gagné ma table d’un pas pressé. Il est resté debout, les poings dans les poches de pantalon à se suçoter l’intérieur des joues, ce qui donnait à son visage perplexe un expression juvénile, passablement désarmante pour qui ne le connaissait pas. Il s’est balancé sur les talons et m’a déclaré d’une voix teintée de ressentiment :
— Votre cousin a chanté. Il s’assoit sur une complicité d’homicide et sur un homicide volontaire. Il vous a raconté des craques sur Armand, mais pas sur la fille. (Il a réfléchi, puis reconnu :) Pour l’instant, nous sommes blêmes : pas le moindre élément. Tout repose sur des déclarations dont n’importe quel bavard peu démonter la fiabilité.
— Nous avons tous nos problèmes.
Il a encore réfléchi, puis s’est décidé :
— J’ai envoyé deux équipes autour de chez Marouane. Ils ont pris position il y a moins de dix minutes. L’animal est dans son trou. Ça vous dirait, une partie de saute-dessus ?
— En l’honneur de quoi ?
— En l’honneur de rien.
Nous nous sommes mesurés du regard. J’avais été ce qu’il était, et pour rien au monde je n’aurais souhaité qu’il devînt ce que je suis. Près d’un quart de siècle nous séparait, seulement un quart de siècle et rien d’autre. Je me suis levé, j’ai refermé ma veste de treillis et je l’ai suivi dehors.
Nous avons eu Marouane au lit. Malgré l’effet de surprise et le nombre qui jouaient en sa défaveur, il s’est bien comporté. Il s’est jeté vers le chevet où j’ai eu le temps d’apercevoir la silhouette couchée d’un Beretta automatique à quinze coups. Philippe ne lui a pas laissé le temps de l’atteindre. Il lui a shooté dans le flanc, ce qui a dévié Marouane de sa trajectoire initiale et l’a envoyé valdinguer contre le mur. Avant qu’il n’ait eu le temps de faire quoi que ce soit, Philippe s’était emparé de l’arme et l’avait lancée derrière à l’un de ses hommes. La pièce était juste assez vaste pour nous contenir tous, mais pas suffisante pour un combat en règle. Cependant, Marouane s’est relevé avec une grande capacité de réponse et cette immédiate sûreté de soi qu’on n’acquiert que grâce à un stage minutieux dans un centre commando. Il s’est lancé, les poings près du corps et le buste baissé, au contact de Philippe, persuadé qu’il était d’ouvrir une brèche dans notre dispositif en en bousculant d’entrée de jeu la pièce maîtresse. Je suppose qu’il avait prévu ensuite, mettant à profit la confusion, de se lancer par la fenêtre, ce qui était jouable. À sa place, du temps où j’étais en pleine possession de mes moyens, je n’aurais pas calculé autrement. Philippe n’a pas reculé. Il a encaissé dans le flanc gauche et en pleine face, mais son genou est rentré dans l’entrejambe de l’adversaire surpris et dans le même temps, il a frappé des deux coudes au visage, comme à l’exercice. Marouane a esquissé un début de saut périlleux arrière, mais Philippe l’avait accompagné en lui balayant une cheville et il est tombé lourdement de côté.
Philippe s’est reculé. Il a sorti un mouchoir en tissu et s’est mis à se tamponner le sang qui lui coulait de la bouche. Marouane se tordait sur le plancher en se tenant les couilles à deux mains. Philippe lui a tapoté le genou du bout de sa chaussure. Il a murmuré sans animosité :
— Écoute, garçon, je ne t’en veux pas d’avoir tenté ta chance. Maintenant, si tu veux qu’on continue, je dois t’avertir que j’en ai un plein wagon et que mes gars sont des types très chauds avec les mecs de ton genre. C’est à toi de voir…
Marouane a vu.
Il s’est laissé faire comme un grand et la perquisition s’est déroulée sans le moindre incident. La chambre de tortures se trouvait bien là où Stewball me l’avait indiquée, au deuxième, fond de couloir gauche, près des chiottes. Philippe a appelé l’identité judiciaire par radio, à cause des coulures de sang dans les interstices du parquet qui avaient subsisté malgré un lessivage à la diable. Il a saisi l’autre moitié de bâche plastique correspondant à celle trouvée sur les lieux où on avait découvert Velma. Un de ses inspecteurs est revenu de la cour avec la recharge de parfum vide que Dany avait flanquée par la fenêtre… Philippe m’a fait signe et il a pris Marouane à part dans le couloir.
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