Dans la nuit sans fin, le vent m’a longtemps fait un grand bout de conduite.
J’ai bouclé mon sac et je suis parti tôt le lendemain matin. Au moment de m’en aller, Jacques est apparu sur le seuil et il est venu à la voiture, du côté du conducteur. J’ai baissé la vitre électrique. Il s’est un peu penché et m’a demandé :
— Tu reviendras ?
— Je ne crois pas.
J’ai démarré. J’avais mis le Long Gone Blues en boucle et il m’a accompagné jusqu’à la mer. Le ciel était d’un bleu froid et l’eau d’un étrange vert jade qui ne me disait rien qui vaille. En prenant mon temps, j’ai longé la côte jusqu’aux Saintes-Maries. Une bonne partie du village a été transformée en zone piétonne comme les affectionnent les yuppies dans n’importe quel endroit du pays et sans doute aussi ailleurs. Le reste s’est couvert de tristes pavillons de vacances à l’usage de la classe moyenne. Plus grand-chose des Fils du Vent, plus beaucoup de colère non plus, sauf près des arènes un vieux cheval zain attaché à un poteau à gratter le sable de son antérieur gauche. Son collier s’ornait de pompons multicolores et il tourna vers moi un regard rempli d’une infinie patience, plein de cette résignation tranquille qui vient de la certitude de sa propre inutilité. Je lui ai flatté le crâne entre les oreilles. Il a henni doucement, en détournant bien vite les yeux.
Une chanson gitane dit : « Quand je mourrai, enterrez-moi dans le sable, avec mon cheval et ma guitare. » La mère de ma grand-mère la chantait, ma grand-mère l’a chantée à ma mère et sa mémoire s’en est éteinte à la mort de cette dernière. Il m’en reste ce lambeau et je n’ai pas la moindre idée de la musique qui l’accompagnait.
Plus loin, en bord de mer, j’ai trouvé un hôtel qui me convenait dans une gamme de prix abordable. Il comportait un parking couvert de claies de roseau pour l’Oiseau de Feu et la chambre que je me suis choisie sans mal donnait sur la plage. C’était une petite pièce aux murs et au plafond passés à la chaux, et dont le parquet nu et mal joint craquait comme celui d’un vieux rafiot drossé au sec. Il y avait une armoire ordinaire à la glace trouble et verdie, ce qui lui ôtait toute insolence, une table et une chaise et un lit pour deux personnes, avec tout de même un téléphone mural et un petit frigo dont tout le tour du plateau s’ornait d’innombrables brûlures de cigarettes. J’ai posé mon sac sur le lit, je me suis retourné vers la fille qui se tenait à la porte.
— Parfait.
— Vous prendrez vos repas ?
— Je prendrai mes repas.
Je lui donnais l’âge de Dinah. Elle semblait attendre quelque chose, pas forcément un pourboire, mais c’était tout ce que j’avais à lui offrir dans l’instant. Elle l’a pris sans montrer d’étonnement. Machinalement, j’ai sorti le .45 de ma ceinture, j’ai éjecté le chargeur et je l’ai flanqué sur la courtepointe à côté du sac. C’était le geste automatique d’un homme qui avait porté une arme plus de la moitié de sa vie, et n’en concevait ni orgueil, ni embarras. J’ai tendu l’index vers le téléphone :
— Qu’est-ce qu’il faut faire pour sortir ?
— Le 1. Ensuite, vous numérotez normalement.
Elle a refermé derrière elle et j’ai entendu ses pas décroître dans le petit couloir qui avait les dimensions d’une coursive au plafond bas, puis dans l’escalier. Quelque chose dans son visage et sa silhouette me rappelaient Dinah. Une Dinah qui n’aurait jamais été flic, ni sous mes ordres. Beaucoup de grâce dans les chevilles et les attaches des poignets. Il semblait qu’elle fut venue avec la mer et qu’elle fût restée. On pouvait en dire autant de l’hôtel. Le vent mugissait avec force et la mer se crêpelait d’écume. Sur la route qui séparait de la plage, du sable fin courait au ras du bitume. J’ai laissé les vitres ouvertes pour m’installer et les embruns m’ont paru d’une amertume forte et salubre.
Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours chéri la mer, ce qui ne fait pas pour autant de moi un homme libre. Je me suis approché du téléphone, mais c’était trop frais et encore trop tôt.
Je ne voulais pas appeler Dinah avant de savoir exactement ce que j’avais à lui dire et avant de le savoir, il fallait que je commence par me parler.
Dès le lendemain soir, je dînais à la table du patron. C’était un homme roux, massif et taciturne. Taciturne, plus d’hommes du Sud qu’on ne le pense le sont. Il tenait l’hôtel avec une femme qui semblait de vingt ans plus âgée que lui, tout aussi taciturne, avec les plus étranges yeux verts que j’aie vus de ma vie. Dans son maigre visage tanné, ils luisaient par la mince fente des paupières, lorsqu’elle levait le front, avec une froide immobilité de saurien. Elle avait cette particularité, que peu d’humains possèdent, de se déplacer presque sans bruit, ce qui fait qu’ils semblent, lorsqu’on s’avise de leur présence, être surgis de nulle part. L’employée qui m’avait accueillie le matin de mon arrivée constituait à elle seule tout le reste du personnel, pendant l’intersaison. Elle ne parlait guère plus que les deux autres. Une fois ou l’autre, il m’avait semblé qu’elle me témoignait un semblant de chaleur. Je l’avais mis sur le compte de l’ennui. La clientèle était faite d’habitués, pour la plupart des représentants de commerce aux manières égales et familières, d’ouvriers du bâtiment qui travaillaient sur un chantier de la défense nationale, ainsi que de deux ou trois individus interlopes et faméliques qui, eux, pouvaient tout aussi bien provenir d’une cellule de Fresnes que des cales de n’importe quel cargo en transit, pour peu que ce fut un navire battant pavillon de complaisance. Je ne les gênais pas et ils ne me gênaient pas. Je passai des grands moments à longer la grève, laissant derrière moi dans le sable compact et lisse en lisière de l’eau la trace de mon pas que je n’ai pas retrouvée une seule fois au retour. Je me remplis du bruit du ressac, des sifflements du vent et des grands cris cisaillés tout de travers des oiseaux de mer.
Le surlendemain soir, je m’attablai au bar.
— Vous avez un magnétoscope, patron ?
— Pal-Secam. Dans la pièce du fond. Le téléviseur ne vaut rien.
— Ce que j’ai à visionner non plus.
Il m’a tendu une petite clé plate. La pièce ressemblait à s’y méprendre à une cabine de bateau. Elle sentait le sel et la poussière et ne devait pas servir souvent. Les lourdes tentures acajou dissimulaient un vrai hublot encastré dans le mur. Les cloisons et le plafond étaient lambrissés de quelque chose qui me parut être du teck huilé, ou revêtus d’un matériau plastique l’imitant à la perfection. Une vitrine contenait des pistolets d’arçon, ainsi que des pièces d’accastillage, des briquets tempête et un lourd sextant de cuivre poli. J’ai allumé le magnétoscope et la télévision, j’ai engagé la cassette que Coburn m’avait remise au moment où je m’en allais. Je suis resté debout le temps que l’image vienne. L’estomac me faisait mal et j’avais froid dans les coudes. J’ai allumé une cigarette.
C’était une image surexposée, qui rendait les visages fantomatiques et les contours incertains. Le son ronflait beaucoup trop pour les standards habituels. Pour ce à quoi elle devait servir dans l’esprit de Charley Médina, elle convenait parfaitement. Elle aurait convenu tout aussi parfaitement à n’importe quel juge d’instruction, à n’importe quel magistrat du Parquet un tant soit peu soucieux de rechercher la vérité. Bingo et son acolyte étaient parfaitement reconnaissables, le texte tout à fait audible, et on voyait nettement Charley Médina compter chaque billet de chaque liasse et les remettre l’une après l’autre. On l’entendait affirmer d’une voix geignarde :
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