C’est la monstre pagaille. L’enlisement brusque. Comme chaque fois, les cons de derrière klaxonnent à couffins utiles, espérant que leur trompette d’Aïda va débloquer la mêlée.
Le pigeotiste n’en a que pour sa calandre défoncée. Il trépigne que c’est ma faute. Le gars ensanglanté à côté de ses roues, il en a rien à cirer. Ici, c’est malheur aux vingt culs. T’avais qu’à tirer ta gueule ailleurs! T’es crevé? Tant mieux! Ça va faire une carte d’électeur de moins à nourrir!
Et justement, crevé il l’est, l’homme des scénarios pornos. Déjà d’un blanc crayeux qui ne trompe pas. La manière qu’il garde les lampions entrouverts et fixes, bonsoir les copains! Je palpe sa poitrine pour confirmation. Naze!
Merde! Pour lors, un sentiment de culpabilité me grimpe le long des montants. De l’autre côté de la Seine, la tour Eiffel semble me tourner le dos, écœurée. Ses antennes berlusconesques sont plantées dans la ouate sale.
Je reviens à ma tire pour décrocher mon biniou et réclamer de l’aide. Va falloir rétablir la circulation dare-dare. Et puis embarquer «mon mort». Car c’est le mien, t’admets? Sans mon intervention, il serait encore sur la place de l’Eglise, à montrer des grosses bites de play-boys motorisés à Toinet. Pourquoi s’est-il jeté hors de la voiture? Ma portière ne s’est pas ouverte toute seule; c’est lui qui, en loucédé, l’a actionnée. Voilà pourquoi il se tenait bizarrement penché en avant: il voulait me cacher le déplacement de ses mains entravées. Qu’espérait-il en se jetant en arrière sur la voie de roulement? Se sauver? Avec les poucettes aux poignets, il ne pouvait courir vite. Non, y a du suicide dans cet acte. Il s’est élancé comme on se défenestre, sans s’occuper du flot de voitures qui déferlaient parallèlement à nous.
Je le contemple, lové au creux de son mystère, avec son regard éteint, sa bouche ouverte sur un ultime cri.
Le préposé de la morgue réceptionne la viande froide avec l’indifférence qu’engendre l’habitude. Les macchabées, cézigue, il en tripote à longueur d’année. Pour lui, un mort cesse d’être un homme pour devenir une matière inerte à répertorier.
Dans l’éclairage désastreux de la salle carrelée, il dessape le gars avec dextérité; le met nu comme un ver. Les fringues s’accumoncellent sur une table roulante garée près de celle où gît le corps. L’imper d’abord. Il vide ses poches et dépose sa provende dans une espèce de corbeille métallique accrochée à la table. Ensuite, le veston, puis les chaussures, le pantalon, le slip, les chaussettes, la chemise, le foulard. Voici encore une chaîne d’or à laquelle est fixée une médaille pieuse.
Devant ce triste spectacle, mon cœur se serre de plus en plus. Une main d’ogre me broie la gorge. Putain de merde, il vivait! Il convoitait un petit garçon. Et moi, la bonne conscience brandie, de me jeter sur lui au nom de la morale, des bonnes mœurs, de ma fausse paternité bafouée! Au nom de la société miséreuse que, paraît-il, je suis payé pour défendre!
Il vivait! Il est mort! On le dépèce comme un mouton équarri. On lui arrache les peaux de la civilisation qui couvraient ses pulsions. Le voilà à poil, comme à sa naissance ou comme quand il faisait l’amour ou prenait un bain. Il va plonger dans le bain de la mort. Ne refera pas surface. C’est fi-ni!
J’avance jusqu’à la corbeille métallique et y prends son portefeuille de croco noir. Il faut au moins que je sache le nom de ma victime! Tu ne peux pas laisser les gars que tu pousses au suicide dans l’anonymat, ce serait trop confortable pour ta conscience. Une laide entourloupe à la Ponce Pilate.
Quoi de plus désespérant que les papiers d’un défunt? Ces documents désormais inutiles deviennent tragiquement dérisoires: «René-Louis BLÉROT, né à Versailles, le 5/02/56. Profession: homme de lettres. Demeurant 287 rue de Rennes. PARIS.»
Je note ces renseignements sur mon flic calepin. Explore ce que contiennent encore les compartiments du portefeuille. Un carnet de timbres-poste, un carnet de tickets de métro. Une vieille lettre jaunie, dont les pliures font des trous et qui commence, en caractères pâlis et avec une écriture penchée, par «Mon cher fils»… Je la remets dans le portefeuille sans la lire.
Dans la poche principale se trouvent une quantité de «notes» jetées en hâte sur des coins de nappes en papier ou des marges de journaux. Car c’est vrai: il était «homme de lettres», René-Louis Blérot. Je n’ai jamais entendu parler de lui, mais, tu sais, des écrivains, j’en manque.
Je cueille l’une des «pensées» de mon mort. «Vous savez ce que c’est que de ne rien faire? C’est faire un tas de choses.»
Pertinent!
Pour finir, je déniche sept cent trente francs et deux cartes de visite plus très fraîches portant ses nom et adresse.
Le morgueman en a terminé avec le nouveau venu. Il hèle un de ses collègues et ces deux messieurs déposent René-Louis dans un grand bac de zinc sorti d’une chambre froide murale dans laquelle ils l’enfournent aussitôt.
Voilà, terminé! Au suivant.
Le suivant se pointe sans plus attendre: un vieillard défunté d’une crise cardiaque sur la voie publique. La vie est mouvance.
Bérurier narre.
Il explique ses pets au gibier chez le notaire de Saint-Locdu-le-Vieux où il est allé percevoir son fermage annuel, ayant donné le domaine héréditaire à cultiver à un plouc du coin.
Maître Dalloz, sensible au fait que ce glorieux enfant du pays avait été ministre, l’a convié à prendre un verre de Verveine liqueur chez lui. Et je laisse la parole au Gravos:
— Au r’pas d’à midi, j’avais clapé entre z’aut’ choses un civet d’liève dur’ment faisandé. Le bougre, ses os te restaient dans les doigts tell’ment que la barbaque filandrait. T’aurais r’niflé c’fumet, mon pote, t’t’s’rais cru à la mise à jour d’un charnier. En allant chez l’notaire, ça m’tracassait la boyasse. Dans l’étude, j’arrive à m’contiendre, mais c’est dans son salon qu’j’ai craqué. Y m’vient une louise que, tout c’que j’pouvais faire, c’tait d’la rend’ silencieuse. L’moelleux du fauteuil, ça m’aidait à assourdir, faut conviendre. J’y vais d’mon dégagement, que, Seigneur Dieu, quelle calamitas! Une odeur comme jamais, Antoine! La pure abominance. De quoi filer la gerbe à une armée d’rats d’égout! La femme au notaire, c’est une vieille peau d’la haute: ch’veux bleutés, ruban d’velours autour du gloitre, face à face-à-main; tout le chenil! J’m’dis: «Béru, t’v’là déconsidérationné à vie». Mais juste à c’t’instant, qu’asperge sur l’fauteuil d’à côté d’moi? Un p’tit klébar à la con, tout mignard, style nouillorkchaire, av’c le kiki rose dans c’qui y sert d’tifs. Aussitôt je m’penche sur lui et j’écrie: «Eh bien, y nous en balance des bioutifouls, le mignon fripon. Qu’est-ce y l’a pu manger pour fouetter d’la sorte, Azor? Y s’s’rait pas dégusté un’pie crevée, des fois? Ou bien un’souris en pleine composition, j’pariererais!
«V’là les notaires morts d’honte. Qu’esclament comme quoi, l’paysan d’à côté fait rien qu’à laisser traîner des déchets inavouables que leur loulou s’empresse de mastéguer quand il sort faire son angélique pissou. La notaresse cramponne le cador-fanfreluche et le virgule au jardin. Bon, l’incendie est clos. Quand voilàlà-t-il pas qu’y m’arrive une nouvelle vague. Autant en apporte l’auvent, mon pote! Une complète Berezina. Moi, affolé, j’me chapitre à outrance. J’m’exode! Me supplille. Je m’prends aux parties. Me parle les yeux dans les yeux. «Alexandre-Benoît, t’as utilisé ton joker; doré de l’avant, tu n’peux plus t’permett’d’loufer. Si tu largues c’nouveau pet, t’es banni à vie d’chez l’notaire!» Et d’me coincer la nusse, d’m’la rend’ étanche comme si ça s’rait le couverc’d’un sous-marin! S’l’ment l’homme propose et le trou du cul dispose! Un vent de force 5, c’est pis qu’la toux. Tu peux pas l’réprimander. Quand y veut aller vive sa vie, faut qu’il aille. J’en bichais mal au cœur d’à force de me coincer l’fion. L’impression comme quoi j’allais mourir, en tout cas fulgurer dans mon bénoche.
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