— Première scène, le vieux roi d’Angleterre, barbu et couronné, Édouard le Confesseur, envoie le prince Harold vers la Normandie. Harold, ce jeune homme à moustache, est son beau-frère. Harold, on le reconnaîtra, avec cette moustache genre “Brigades du tigre”, de scène en scène jusqu’à la moitié de l’histoire, après il se rase. On ne comprend pas bien pourquoi, si c’est réel ou si c’est symbolique, comme s’il entrait dans la clandestinité, ou comme si l’auteur de la Tapisserie avait voulu courir le risque qu’on ne le reconnaisse plus, ou du moins pas au premier coup d’œil.
— Il avait dû perdre un pari avec ses joyeux compagnons. Ou alors, cette moitié-là a été dessinée et brodée par d’autres, c’est possible, non ? Cette fois, tu as dit l’auteur, au singulier.
— S'il y a eu plusieurs mains pour broder, il est probable tout de même que le dessin ait été exécuté par une seule et même personne, le “carton” est homogène, si tu veux. Tu m’interromps sans cesse. Harold s’embarque donc, et fait naufrage sur les terres du comte de Ponthieu. Guillaume, puisqu’il est duc de Normandie, a toute autorité sur le comte de Ponthieu. Il est informé et sauve Harold. Comme s’ils étaient amis, il l’entraîne dans une campagne militaire en Bretagne. Tu vois, ici, la prise du Mont-Saint-Michel…
— Qui n’est pas en Bretagne, je t’arrête tout de suite. Car le Couesnon…
— Dans sa folie, a mis le Mont en Normandie, ritournelle archi-connue. C'est la plus ancienne représentation du Mont, on le reconnaît bien, le dessinateur a compris que c’est une abbaye en équilibre sur une montagne, et le tout au milieu des flots. Tu imagines à quel point ce pouvait être inhabituel, pour des yeux du XI esiècle. Du Mont, ils chevauchent jusqu’à Dol, et le duc Conan II s’enfuit, en offrant les clefs au bout d’une lance à Guillaume, qui triomphe. Regarde, Conan quitte la forteresse avec une corde. Nous sommes déjà à une petite moitié du récit.
— Et il n’est pas encore question de la conquête de l’Angleterre.
— Ici, scène centrale, Harold jure sur deux reliquaires, mais on ne sait pas très bien ce qu’il promet. Peut-être de reconnaître sa fidélité au duc Guillaume, on n’en est pas certain, ça n’est pas écrit. Ensuite, scène inexplicable : sous un bâtiment qui ne ressemble à aucun de ceux que l’on trouve sur la Tapisserie, un homme, un religieux, il a la tonsure, donne une gifle à une jeune femme. On connaît son nom, écrit au-dessus : Aelfgyva. Quel rapport avec l’histoire ? Ton avis ?
— Et la petite scène porno qui est au-dessous, elle en parle, madame Solange, dans son livre ?
— Assez vite, elle ne s’étend pas, ce n’est pas le genre de mademoiselle Fulgence.
— Étendue, elle a pourtant fini par l’être.
— On trouve une ou deux images un peu lestes dans les marges, difficile de dire si cela a un rapport avec le récit principal. En haut et en bas de la bande de toile ce sont deux frises très intéressantes, avec des animaux fabuleux, des personnages étranges comme sur les chapiteaux romans, quelques scènes qui sont le seul témoignage de la pornographie des années 1060…
— Tu te rends compte : ces bonshommes exhibitionnistes dans une cathédrale, même accrochés en haut des voûtes ! On n’imagine pas forcément ce qui choquait les gens au XI esiècle. Cette frise, ou plutôt ces deux frises, rien à voir avec l’argument principal ?
— À la fin si, comme si la bataille prenait tellement d’importance qu’elle envahissait les bordures. On voit même une scène très réaliste où les survivants viennent dépouiller les cadavres. Ces saynètes secondaires sont très curieuses et tous les historiens que j’ai pu lire s’en tirent assez mal. Comme si l’essentiel du sens s’était perdu. Tu crois que c’est un indice pour remettre en question l’ancienneté du cycle ? Ton avis ? Tu m’écoutes ?
— Avec ravissement. Première remarque, ça a vraiment l’air très vieux. Mais surtout, c’est très reprisé ton histoire. Si je regarde de près, j’ai l’impression que ça a été remanié comme une toiture de manoir normand, très trafiqué, avec des laines pas toujours de la teinte exacte. Vous avez pensé à passer le tout à la machine à laver, genre 20 degrés, un lavage doux, textiles délicats ?
— Tu es expert. Un cinglé avait lancé l’idée, dans les années quatre-vingt, il avait même expliqué au maire que la seule cuve de la bonne taille pour shampouiner le chef-d’œuvre était la piscine municipale, heureusement que l’inspecteur des Monuments historiques est intervenu ! Si j’étais seule maîtresse à bord, je ferais “dérestaurer” le plus possible. Enlever les bandes de tissus de consolidation, retirer tout ce qui est du XIX esiècle, en particulier dans les lettres des inscriptions latines, je crois avoir compris que certaines sont un peu des réinventions des restaurateurs. En particulier à la fin. C'est une inscription anti-anglaise qui date, cette fois on en est sûr, les historiens sérieux le confirment, de Napoléon. Et puis, une fois ce travail accompli, qui équivaudrait à deux ans de fermeture (personne ne voudra jamais à la mairie et à l’office du tourisme), une présentation à l’horizontale ou sur un plan incliné, pour éviter la tension d’un tissu qui a neuf cents ans. On le poserait sur une table de soixante-dix mètres de long.
— Je te dessine le bâtiment : salle pédagogique à l’entrée, une seule, couloir de cent mètres, boutique à la fin. Construction en bois, du dernier cri, bâtiment “de haute qualité environnementale” certifiée. Je suis moins cher que Ieoh Ming Pei, on peut discuter. Toi, en bonne Pénélope, tu n’as qu’à faire débroder le XIX esiècle pendant la nuit, ça évitera la fermeture. Je massacrerai les prétendants, ne t’inquiète pas. Je veux la suite de l’histoire, mais en deux mots, on ne va pas rester des heures, et j’ai mon examen critique à faire ensuite.
— Et la gifle ? On a raconté n’importe quoi sur cette jeune fille au nom étrange : une sœur ou une fille de Guillaume promise à Harold ? Guillaume avait des filles, l’une s’appelait Cécile, une autre Agathe ou Adèle ou…
— Aude ? C'est elle ! Harold aime Aude.
— Pitié ! S'agit-il d’une gifle rituelle signifiant l’accord, un rite nordique ? Ce qui est étrange, c’est que les deux personnages, le gifleur et sa victime, sont sous une sorte de portail très ouvragé, comme on n’en voit aucun autre sur la Tapisserie. Deux colonnes entortillées de serpentins avec des têtes de dragons au sommet, très réussies. Ce devait être, pour les contemporains, une scène tellement célèbre qu’elle se passait d’explication. On en a perdu la clef. Ton idée ?
— C'est toi sortant de la vente aux enchères, la même scène. Tu es une Aelfgyva des temps modernes. Au fait, après ton dépôt de plainte à la police, tu as pensé à signaler à la Direction des Musées que tu t’es fait barboter un truc que tu venais d’acheter, une petite fortune pour ce que c’est, avec l’argent des contribuables ? Ton musée est assuré ? Tu as eu l’idée d’aller voir le commissaire-priseur pour avoir une description un peu précise du lot, une idée de sa provenance, des indices, des pistes ? C'était tout de même les premières choses à faire, non ? Pénélope ? »
Bayeux, mercredi 3 septembre 1997
Léopoldine a fait la leçon à Pénélope quand elle lui a tout raconté, sous le sceau du triple secret, ce matin, au téléphone. Léopoldine est en train de devenir une conservatrice modèle. Elle lui a expliqué que c’était de la folie, après avoir exercé le fameux « droit de préemption », de signer un chèque et d’emporter l’objet. On fait toujours livrer par l’étude, le paiement s’effectue par le biais du service financier du musée, pas avec le chéquier des dépenses courantes ; Pénélope avait été mortifiée. Léopoldine est tellement plus brillante qu’elle. On l’a nommée à Épinal.
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