«Il est probable que dans ce salon…
— Ah non, Léone, ajoute Bonlarron je ne veux pas imaginer que sur ce canapé…
— Qui vous parle de canapé? Les filles se traînaient nues par terre. Puis a commencé l’épreuve du sang.»
Wandrille regarde alors Pénélope, certain de ce qu’elle va oser dire:
«On leur coupait les doigts?»
Wandrille regarde ses baskets, des Puma violettes.
«Non.»
C’est Bonlarron qui a répondu, après un silence.
«Je sais qu’on a vu un doigt coupé l’autre jour, dans ce meuble, ça n’a aucun rapport. J’ai pris l’avertissement pour moi. J’ai eu un doigt coupé, adolescent, en maniant une tronçonneuse. Depuis, j’ai une peur maladive du sang. Je crois que dans l’affaire des convulsionnaires il n’a jamais été question de doigt coupé. Léone, je me trompe?
— C’était plus raffiné. On a d’abord utilisé des épingles. On les leur enfonçait dans la tête.
— Léone, arrêtez!
— C’est de l’histoire, ça n’a rien de honteux.»
Les filles ont demandé ensuite à avoir les plaies du Christ, alors on a forgé des clous à l’ancienne. Le public fut bientôt composé en majorité d’hommes. Ils portaient tous des épées. Il n’y eut presque pas de morts. Le prodige, c’est que les épées se tordaient et n’entraient pas dans les chairs. On leur a ensuite donné des coups de bûche. Léone décroche une des gravures, à côté des rayonnages de la bibliothèque, et la tend à Pénélope.
«Léone, si vous continuez, je sors.
— Mais, fait Wandrille, comment sait-on tout ça?
— Il y a un gros livre qui date de l’époque, La Vérité des miracles , et surtout des récits manuscrits. Innombrables. Ils sont tous gardés à la bibliothèque de l’Association des amis de Port-Royal, à deux pas. J’en ai ici, papa en avait recopié un certain nombre. Tu veux entendre? J’ouvre au hasard:
“19 octobre 1749, sœur Rachel Gertrude. Les souffrances redoublent à un point excessif. Tous ses membres se raidissent. Elle s’agite violemment. Son corps allongé s’élève en arc par la force des raidissements. Cet état, qui faisait peur à tout le monde, dura pendant tout le discours qu’elle prononça, d’une manière entrecoupée et comme malgré elle.” Car elles prophétisent toutes, décrivent des palais, des villes, des anges…
— Elles parlaient de Versailles? risque Pénélope.
— Une sorte de Versailles, poursuit Léone, que je te retrouve la page, c’est une poésie un peu particulière: “17 avril 1757, sœur Orpheline. Mon guide m’a menée aujourd’hui dans une plaine, où il y avait deux bâtiments de structure tellement différente que l’une paraissait être le renversé de l’autre. Nous approchâmes de ces bâtiments et je vis sur la porte du plus grand une inscription où il y avait en gros caractères: Manufacture du Néant en l’Être, et sur la porte de l’autre: Manufacture de l’Être en Néant.”
— Quand Saint-Simon, se souvenant de Versailles, dit qu’il écrit pour se montrer à lui-même, pied à pied, le néant du monde, c’est un peu ça, ajoute Bonlarron, semblant craindre la suite des extraits que Léone retrouve en feuilletant dans ses liasses.
— Sartre, L’Être et le Néant , ça a quelque chose à voir?» fait Wandrille, pour une fois un peu à côté.
Léone reprend sans lui répondre:
«Un autre extrait? Pour vous donner une idée du ton général, plus hard, c’est dans les années qui suivent: “Crucifiement de la sœur Monique, l’avent 1779: après lui avoir fait avaler une boisson mêlée d’excréments, cloué avec cinq clous la langue sur une petite planche, de même à chaque oreille. Puis nombre de percements à ces endroits, il en sort du sang. Couronne avec un bistouri ou un canif sur la peau du crâne profondément tracée, le sang en sort. Puis, on place dans la plaie tantôt 25, tantôt 100 épingles et des clous. Il en est resté planté 72. Les épingles la font souffrir jusqu’aux larmes. Mais soumission entière. Et une grande joie ensuite d’avoir fait la volonté de Dieu.” »
Tout le monde s’est tu. Léone a encore lu d’autres passages, du même style, avec des rituels de torture et des cris de folie. Bonlarron semble un peu gêné. Il se ressert de thé sans en proposer à personne. Il sort de sa poche un vieux paquet de cigarettes d’une marque indéfinissable, le pose devant lui, sans oser en sortir une. Il tente de faire entrer à nouveau Wandrille, un peu muet depuis quelques instants, dans la conversation:
«Vous voulez des places pour Hercule et les Muses , un opéra baroque redécouvert qui sera donné à l’Opéra royal pour Noël? J’ai récupéré quelques billets de faveur. Wandrille? Ça serait amusant pour une de vos chroniques?
— Il assomme les muses avec sa massue? Je connais tous ces trucs-là par cœur, maman nous y a traînés pendant des années, les passe-pieds et les sarabandes, les extases pendant le second rigaudon de Dardanus et compagnie, merci! Désormais les opéras baroques ressuscitent sans moi. Mais votre orchestre de Versailles est formidable, il réussit même à reproduire sur instruments anciens le son que fait ma chaîne quand elle se met à vibrer toute seule.
— Léone, dit Pénélope, j’aimerais en savoir plus sur ces femmes qui se tordaient de douleur sur la tombe de votre diacre Pâris.
— Elles n’étaient pas toujours très chastes dans leurs tenues, ni dans leurs chorégraphies.
— Des femmes de la Cour?
— Les femmes qui participent à ces cérémonies sont des femmes du peuple. Beaucoup de servantes venues de province. Elles sont frappées de coups d’épée. Elles sont marquées de dessins qui ressemblent à des scarifications africaines. Elles reçoivent des brûlures rituelles.
— C’est votre modèle religieux? Hacher menu des femmes de chambre? ironise Wandrille.
— Comprenez l’idée: elles étaient volontaires. Elles vivaient, dans leurs corps, les souffrances de la véritable Église persécutée. Elles étaient le peuple de Dieu, elles vivaient les péchés des hommes. Elles communiaient au martyre de l’humanité. En ce sens, elles continuaient le jansénisme de Port-Royal. On a leurs noms: sœur Aile, sœur Dorothée, sœur Fontaine, sœur Catin… Il y a aussi, de temps en temps, des garçons imprimeurs et des palefreniers, très jeunes en général, frère Imbécile, frère Ange, frère Aimable. Eux aussi, on avait le droit de les fouetter et de les clouer.
— Aux fous!
— Tous prophétisaient. Les peuples non chrétiens devaient bientôt se convertir. La Chine adorerait le vrai Dieu. Le prophète Élie reviendra.
— Et à l’approche de l’an 2000, toute cette hystérie se réveille, c’est cela?
— Qui te dit, Wandrille, que cela se réveille? répond Léone. Il n’y a plus de cérémonie convulsionnaire depuis la fin du XVIII esiècle, je te rassure. Il nous reste les archives de Port-Royal, rue Saint-Jacques: des milliers de pages de descriptions de ces rituels. On reconnaît sur la plupart la petite écriture régulière de l’avocat Louis-Adrien Le Paige, un homme d’une grande intelligence, probablement la vraie tête du mouvement. Il assistait à tout. Il notait, comme un greffier, le nombre de coups, les aiguilles enfoncées dans les têtes, les clous préparés pour celles qui devaient être crucifiées.
— Il était pire que le marquis de Sade ton M. Le Paige, Léone? demande Wandrille, rêveur.
— Pire? Il y a deux différences avec Sade. La première c’est que dans les scènes que décrit Le Paige, avec toutes ces filles sacrifiées, il n’y a jamais rien de sexuel.
— C’est mieux. “Il n’y a pas de rapport sexuel”, c’est Jacques Lacan qui l’a dit. Seconde différence?
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