«Toujours aussi exaltée. À propos, la santé de ton père?
— Cas classique de démence sénile. Radotage et jardinage. Il a même repris sa vieille barque et fait de l’entraînement d’aviron sur le miroir d’eau comme quand il était jeune homme. Il m’écoute mais il ne parle même plus à maman. Il passe sa vie à couper les haies dans le jardin. On le planque dès qu’il y a de la visite.
— Dire que nous passions notre vie dans ce jardin avec ta mère quand nous étions petites.
— Si nous voulons que notre projet aboutisse, interrompt Deloncle, il faut que tu continues à dire haut et fort beaucoup de mal de Patrimoine Plus. Tu as pu briefer le copain de la petite nouvelle, c’était ton idée…
— Je lui ai dit que vous harceliez maman de propositions pour rendre le domaine rentable. Il a dû tout répéter à sa Pénélope. Je ne pense pas qu’elle ait beaucoup d’influence au palais, même si Simone Rapière dit que le président Vaucanson s’en est entiché.
— Tu n’en fais pas un peu trop, ma petite Léone? Le jour où il découvrira que ta mère et moi nous sommes sœurs…
— Il n’est pas du tout de notre monde, tante Clarisse, il ne soupçonnera jamais ça. Vous n’avez ni le même nom de jeune fille ni le même nom de femme mariée. On est couvert par les deux mariages de bonne-maman Françoise, deux lits, deux noms, deux noces, et au bout du compte une Deloncle et une Croixmarc.
— Tu sais avec une collection de vieux Bottin mondain , on découvre le pot aux roses en deux minutes. Suffit d’en trouver un des années 1950, de chercher les noms des enfants de bonne-maman.
— Les collections de vieux Bottin , c’est l’arme absolue des douairières de Versailles et du XVI e, ça ne le concerne pas. Wandrille, il est plutôt Who’s Who in France !
— Tu as des intentions? Léone, à ton âge, il faut songer à s’établir. Pour le Bottin de l’année prochaine!
— Il n’est pas libre, et moi je ne sais pas…
— En tout cas si son père peut aider tes parents à ne pas bazarder Sourlaizeaux…
— Mais enfin, mon oncle, vous me prenez pour une putain?»
8.
Seconde leçon de catéchisme, mais plus dans un tombeau
Paris, samedi 11 décembre 1999, 9 heures
Wandrille s’est réfugié dans son dernier étage. Il y est chez lui, au milieu de ses caleçons Brooks Brothers achetés à New York et de ses écharpes Etro venues de Milan, parmi ses cravates, qu’il ne porte jamais, accrochées à une porte de placard — avec deux paires de patins à glace offerts par Pénélope, une pour elle, une pour lui. L’ordinateur est allumé. Sa chronique de la semaine à venir n’est pas commencée. Le sujet? Le chromofooding, une invention diabolique. Il s’assied dans son lit:
«La grâce? demande-t-il à Léone, qui, les seins nus, le regarde dans la glace.
— Si je me souviens du catéchisme de ma grand-mère, la grâce, c’est reconnaître Jésus, l’écouter, le suivre. Je peux te piquer une chemise? La blanche?
— Choisis celle-ci, avec la petite ganse à la lisière, c’est de chez José Lévy. Elle te va.
— Encore un cadeau de Pénélope? L’homme, créé par Dieu, s’en tire comme il peut. C’est alors bien sûr que viennent les complications car depuis le début, même dans l’état adamique, on ne vivait pas en Dieu… mais en plus il y a eu le péché, la chute, le fruit défendu… bref, la mort.
— Tu gâches tout, je commençais à te suivre et j’adore ton état évique. Le péché originel, c’est Ève! Tu crois qu’elle était aussi sportive que toi?
— Tu plaisantes, ce n’est pas à cause d’Ève que tous ces malheurs nous sont arrivés. Le coupable, c’est le serpent, et la liberté laissée par Dieu à l’homme. Je peux te piquer aussi un caleçon?
— Dieu ne nous connaissait pas encore. On aurait su s’en sortir, nous. Toi, comme moi. Adam et Ève se sont fait avoir comme des débutants. On peut refuser l’aide, refuser la grâce, et choisir le péché. Toi, hier soir, quand je t’ai proposé un dernier verre.
— J’ai eu honte pour toi, c’était vraiment ringardos. Ceux qui prennent l’habitude de refuser la grâce divine s’habituent aussi aux péchés, même les véniels, et se risquent à perdre le Ciel.
— Tu es en état de grâce, toi? Moi je me sens très coupable, sans plaisanter.
— Être en état de grâce, c’est être en état de réconciliation avec Dieu, ça demande de passer par la confession, par un prêtre. Je peux te filer des adresses. Mais cela ne suffit pas car il faut avant tout regretter ses péchés, c’est ce que nous appelons la parfaite contrition. Tu as vu ma chaussure? Les jansénistes la recherchent plus que tout, c’est la plus dure à obtenir mais elle donne la grâce directement, sans prêtre ni confessionnal. Ce matin on en est assez loin.
— Compliqué, le pardon!
— Pour les catholiques “classiques”, pour recevoir le pardon des péchés il faut regretter sincèrement, se confesser, avec acte de contrition et acte de pénitence, réparer le tort qu’on a fait.
— Pour les jansénistes, c’est plus simple? Tu crois qu’il faut que je dise tout à Pénélope?
— Là où le péché abonde, la Grâce surabonde.
— Maxime janséniste?
— Non, Wandrille, de Martin Luther.
— Et alors, comment se lave-t-on de ses fautes, chez vous?
— Pour les jansénistes, l’homme ne peut pas avoir le regret parfait de ses péchés car il demeure concupiscent…
— Ça, Léone…
— Il doit donc faire des exercices pour gagner le pardon.
— Des pompes? Des abdos? Des chapelets?
— Les prêtres jansénistes refusaient de donner l’absolution, même en confession, sans contrition parfaite.
— Des coriaces. Je crois que je préfère renoncer. Je ne lui dirai rien. De toute manière, ni toi, ni moi n’avons envie de commencer une histoire d’amour. C’est ça qui nous rend moins coupables, enfin moi…
— Je dois te signaler qu’il y a aussi la contrition imparfaite, plus courante. Elle est aiguisée par la peur du châtiment, de la punition, la honte, la culpabilité… mais elle pousse à la confession, pas au mensonge par omission. Fais ce que tu veux, je n’ai pas de conseils à te donner.
— Donne-moi ton absolution, toi!
— En échange de ta contrition imparfaite? Je te bénis et je garde ta chemise. Va en paix retrouver ta Pénélope, tu vas être en retard.»
Cela devait arriver. Le bolide rouge coquelicot est tombé en panne la veille. Un châtiment céleste par anticipation. Trop beau, trop frime, trop rouge, prédestiné à la batterie à plat. Wandrille est fataliste. Il a demandé au chauffeur du gouvernement de trouver des pinces crocodiles. Il a déjeuné rapidement, seul face à sa conscience, debout devant son réfrigérateur.
À la gare du RER, à la station Invalides, il faut passer son temps à indiquer la direction de la tour Eiffel. Perdu dans la foule des touristes, Wandrille comprend qu’il se trouve au point nodal du tourisme national: s’y rejoignent ceux qui vont voir Versailles et ceux qui vont à la Tour.
Pénélope arrive.
«Tu m’attends depuis longtemps? C’est gentil! Tu as encore semé ta protection du GPHP? Tu vas te faire…
— Assassiner? Pour toi? Dis-moi où nous allons.
— Aujourd’hui samedi, je ne travaille pas! Pas de Versailles, changement de cap. Tu veux comprendre ce que nous avons vu dans le pavillon de l’ancienne herboristerie? J’ai trouvé deux livres sur le sujet. Je sais tout. Je vais te faire découvrir, à côté du métro Place-Monge, une des plus jolies églises de Paris, et qui porte un beau nom: Saint-Médard.»
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