— On monte à l’étage en attendant que tu nous transformes ce bazar en quatre-étoiles avec Deloncle et compagnie. Ce qu’on cherche est en haut.»
Au débouché de l’escalier se trouvent de nombreux souvenirs de Port-Royal. Une grande gouache un peu maladroite, dans un cadre en bois doré, décrit tous les bâtiments abbatiaux. Quelques vers sont écrits en exergue:
«Mais hélas! gémissons; de ce séjour si beau
Tu ne vois à présent que le triste tombeau…»
Wandrille se penche pour mieux voir, mentalement il photographie tout ce qu’il a sous les yeux.
Une voix saccadée le fait se redresser d’un coup.
«Alors, mademoiselle Breuil, avez-vous réfléchi à ma proposition?»
À la porte de la salle, M. Lu avait l’air de les attendre.
«Oui. Je suis très tentée. Je ne connais pas la Chine, j’ai envie d’accepter.
— Je veux réunir là-bas une communauté. J’ai beaucoup de place. C’est dans la banlieue de Shanghai. Je veux faire venir des Français. Il y aura mon Versailles. Il y aura des artistes. J’aime l’art contemporain aussi. Je suis allé au Centre Pompidou. On m’a donné un nom pour l’art contemporain. Je crois que nous allons faire affaire, comme on dit ici. C’est un nom compliqué, je l’ai écrit dans mon Palm Pilot.»
Le Chinois, dédaignant Pénélope, car le Palm Pilot était, dans les années 1990, une affaire d’hommes, se tourne vers Wandrille qui, blême, articule à voix haute:
«Léone de Croixmarc-Sourlaizeaux.»
Pénélope, aux anges, tend la main à M. Lu:
«Conclu. Quand partons-nous?»
Wandrille, aux abois, sentant que l’intrigue dérape et lui échappe, pose des questions méthodiques:
«Qui vous a donné ce nom?
— Un conservateur du Centre Pompidou. Un jeune homme que je connais. Il est venu à Shanghai. Il accompagnait le rideau de scène de Parade peint par Picasso à l’exposition de l’an dernier. Il a visité ma maison. Il s’appelle Zoran Métivier. Je l’aime beaucoup. Lui ne viendra pas, mais il sera ici mon correspondant.
— Zoran ne m’a jamais dit qu’il vous connaissait, interrompt Pénélope. Il était là, l’autre matin, quand je vous ai rencontré.
— Je le sais. J’ai déjeuné avec lui, ensuite, sans vous le dire. Un très bon restaurant rue de Satory. J’aime la cuisine française. Vos viandes du Limousin, nous aurons un jour les mêmes en Chine.
— Zoran ne m’a rien raconté de cela.
— Il voulait que vous me connaissiez mieux. Il y a des gens qui mentent ici. Ils racontent sur moi des choses fausses.»
De tous ses amis, cette bande de jeunes conservateurs formés par la nouvelle école et décidés à conquérir le monde, Zoran Métivier est le seul dont Pénélope ne sait rien, ou presque. Si on lui apprenait qu’il est un espion bulgare, qu’il travaille pour la mafia de Palerme ou que le pape vient de le faire cardinal secret, elle ne serait pas étonnée. Zoran sait tout, connaît tout le monde, ne parle jamais de sa famille ni de ses amours. Pénélope ne sait même pas où il habite. Pourtant c’est un ami fidèle. Le stage à Besançon les a liés pour la vie, comme une opération commando transforme en frères d’armes deux parachutistes. Zoran est une sorte de ludion qui apparaît et disparaît. Un soir, avec Wandrille, ils ont tenté de le piéger en le déposant, après une soirée. Il leur a demandé de freiner devant la vieille Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, et à 2 heures du matin, ils avaient vu Zoran entrer sous le porche. Sa mère était peut-être la gardienne, sa maîtresse la femme de l’administrateur général, impossible de savoir. Il leur avait juste dit, sans bafouiller ni rire: «En ce moment, j’campe là.»
Wandrille, qui n’en a pas fini de ses questions, regarde Lu dans les yeux. En bas, le long du jardin qui s’étend jusqu’à la rue, par la fenêtre, on voit ses deux gardes du corps et la femme en robe bleue, l’interprète.
«Comment saviez-vous que nous serions au musée Lambinet? Vous savez ce que nous cherchons ici? Vous saviez que nous viendrions?»
Pénélope le foudroie du regard. Wandrille découvre trop ses cartes, mais Lu, sans marquer d’hésitation, répond:
«Je ne pensais rien. Je suis venu ici pour visiter et comprendre le XVII esiècle. C’est mon époque favorite. J’aime la France. Je ne vous attendais pas. C’est le destin. Je connais le mot français qui convient: la Providence.»
5.
Une vente aux Chevau-Légers
Ville de Versailles, jeudi 9 décembre 1999
Wandrille frétille, épluche le catalogue, recopie des noms dans son carnet de moleskine, ces meubles sont de la poésie: «Bureau à gradins en cartonnier, commode tombeau, encoignure en demi-lune Transition, rare boîte de pendule, secrétaire en capucin dit aussi à la Bourgogne, table bouillotte, rafraîchissoir, ciel d’un lit en chaire à prêcher, bergère en confessionnal, importante ottomane garnie de son tissu d’époque, lit à la polonaise…»
Il attend que passe la copie du bureau de Teuné faite pour Sir Richard Wallace; sa mère lui a donné un chiffre, un peu au-dessus de l’estimation haute, à ne presque pas dépasser. Pénélope, que les ventes publiques stressent toujours un peu, a consenti à l’accompagner. Deux hercules ont pour mission de faire monter les meubles sur la petite estrade. Le commissaire-priseur est venu de Paris, son confrère de Versailles, souffrant, lui a demandé de le remplacer. C’est maître Vernochet, de l’étude Vernochet-Dubois-Bouilli, ami de Wandrille et de Pénélope, qui traverse la salle en diagonale pour venir les saluer avant que la vente ne commence. Ce faux bureau du comte d’Artois est une merveille: les pieds fins, la table scandée de volutes que la bordure de bronze doré met en valeur. La première expression qui vient à l’esprit est: «un bureau de ministre». S’il était authentique, il vaudrait une fortune. C’est l’archétype de ce que les artistes du meuble du début du règne de Louis XVI pouvaient créer de mieux pour célébrer les derniers feux du style Louis XV.
«Ne me dites pas ce qui vous tente! J’aurais envie d’abattre le marteau plus tôt pour vous favoriser. Pénélope, vous venez officieusement ou pour le compte de Versailles?
— Je suis ici en potiche, c’est Wandrille qui a des visées mobilières, il veut faire un cadeau à son père.
— Auquel vous transmettrez mes félicitations. Je crois que je devine… La vente commence dans cinq minutes, je vous laisse. Tout cela appartenait à un vieil amateur de Versailles que j’ai bien connu, la collection d’une vie! C’est Mauricheau-Beaupré, le prédécesseur de Van der Kemp, qui le conseillait. Versailles a beaucoup perdu quand Mauricheau-Beaupré est mort dans cet horrible accident! Je vous donne un tuyau: les lots de dessins et gravures à la toute fin de la vente ne sont pas très chers et, là-dedans, il y a des trésors.»
Deux ou trois paysages du XVIII eont «fait» plus que prévu. Vernochet, épanoui, passe ensuite à la farandole des meubles. Si Pénélope a tenu à accompagner Wandrille, c’est qu’elle a une intuition. Une copie de meuble de Versailles, qui cela peut-il intéresser? Au premier chef, le leader maximo des Ingelfingen. S’il vient à visage découvert, Pénélope saura si ce qu’elle imagine est juste. En se retournant pour balayer la salle du regard, elle a compris: le jeune homme qu’ils ont rencontré sur les toits est assis, en veste marron, deux rangs derrière elle. Quand leurs yeux se croisent, il bat des paupières, sans sourire. À côté de lui, un couple de vieux Versaillais note les prix des adjudications dans leur catalogue. Le chef secret a, encore une fois, délégué son lieutenant.
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