— La République en a même fait un musée national, tu te rends compte. C’est surtout symbolique.
— Si tout est ratiboisé depuis Louis XIV!
— Dans l’histoire des musées et des monuments en France, c’est important, on le citait dans mon cours de l’École du Louvre.
— Retiens-toi. Résume.
— Rien, je me tais. Simplement dès le lendemain de la destruction, ou presque, c’est le seul endroit pour lequel on imprime de petits guides du visiteur: ici se trouvait le déambulatoire, là le réfectoire, la bibliothèque. Quasiment le premier monument historique ouvert à la visite comme si c’était un musée…
— Tout ça virtuel puisque les dragons du Roi n’avaient rien laissé.
— Même plus de cimetière. C’était un mémorial vide, un antimusée.
— Un rêve de conservateur!»
Pénélope sait qu’à Port-Royal, ses collègues ont bien travaillé. On y voit un des plus grands chefs-d’œuvre de Philippe de Champaigne et une foule de tableaux intéressants, un verger qui est un vrai musée de la poire, qui passionnera Wandrille. Certains bâtiments appartiennent à l’Association des amis de Port-Royal. On y voit même un tableau montrant la profanation des tombeaux des rois à la basilique Saint-Denis en 1793, scène qui selon l’histoire officielle n’a aucun rapport avec le jansénisme. Pénélope y est allée lors de ses tournées de musées, pour préparer le concours, avec son amie Léopoldine, dans la vieille 4L de sa mère.
«Regarde ces petits tableaux, ça évoque très bien l’atmosphère: les bosquets ronds, les enclos, l’abbaye.
— Tu ne trouves pas que ça ressemble à Versailles?
— En rien.
— Cette clairière, avec les religieuses, vous n’avez pas un bosquet ici avec une colonnade?
— Oui, construction de Mansart, rien à voir.
— Et une orangerie.
— Aucun rapport.
— Ça n’est tout de même pas moi qui ai dit que le jardin des pêches tardives ressemblait au cimetière de Port-Royal.
— Le potager, ça n’est pas le château, même si Mansart et La Quintinie s’entendaient comme larrons en foire. Autres idées? Autres pistes?
— Ce musée Lambinet, c’est loin, on va voir?
— Dix minutes à pied. Ils sont ouverts le lundi.
— Je vois, pour drainer ceux qui se sont cassé le nez chez Louis XIV. Tu les appelles?
— Je paye l’entrée, hors de question de se signaler au conservateur. Il prépare sa grande expo sur les éventails de la Montespan à Carmen, l’événement de janvier, je ne veux pas le déconcentrer.
— J’aime bien quand tu fais ta star incognito.»
3.
Le cabinet des glaces mouvantes
Petit Trianon, matinée du 6 octobre 1789
La Reine s’accorda une heure de repos. La vue du parc de Trianon s’effaçait de ses yeux, le temple de l’Amour à travers la croisée avait déjà été englouti par la marée montante de cette boiserie qui glissait entre ses rails. À côté de sa chambre, elle avait fait aménager ce cabinet à surprise, dont les fenêtres pouvaient être masquées par de grandes glaces. Les plus purs miroirs que pouvaient fabriquer les manufactures royales montaient du sol quand elle en donnait l’ordre. Les verres coulissaient entre les montants de bois. La semaine passée, ils étaient tombés d’un coup sec, avec un grand vacarme, mais par bonheur aucun n’avait été brisé. Elle savait bien tout ce qu’on pouvait dire sur ce boudoir, les pires calomnies, qu’elle y recevait ses amants et que ses favorites y donnaient, comme un spectacle, une sarabande de débauche — à la vérité, elle y menait une vie de nonne. Dans le grand salon, au premier étage, elle avait même voulu faire enlever les grandes peintures qui avaient été placées là au temps de M mede Pompadour, parce que les nudités la choquaient.
Dans son particulier, elle faisait ce qu’elle voulait, la cour n’avait rien à en dire, ni les libelles imprimés à Paris, ces calomnies que nul ne parvenait plus à lui cacher. Le cabinet des glaces mouvantes lui permettait seulement de se retrouver avec elle-même. Elle avait reçu ce matin les hommages de la Cour, elle voulait que le monde extérieur cessât de la poursuivre pour quelques instants. Elle se poudra, elle-même. Elle se voyait de face, de profil, sa nuque, ses épaules, cette robe de taffetas vert céladon, ces broderies couleur paille et fleur de lin. Elle sortit de son portefeuille, que la première dame lui avait donné comme à l’accoutumée, les placets reçus ce matin. Elle aimait donner, accorder des grâces et des bienfaits, depuis son enfance elle avait appris à le faire: la charité des princesses et des reines est la plus belle des prières. Elle trouva tout de suite ce qu’elle avait envie de voir. Elle avait aperçu la gravure, en une seconde, quand ce jeune homme en noir la lui avait tendue. Elle devinait ce que c’était. Ce n’était pas la première fois qu’elle en recevait. Comment avait-on pu laisser un de ces hommes-là approcher jusqu’à elle?
Il avait bonne tournure, bien pris dans ce justaucorps sombre qui était comme un uniforme pour les députés du Tiers État, «ces messieurs du Tiers» qui s’étaient mis en tête de soumettre les députés du clergé, des couards, et les députés de la noblesse, des traîtres. Un homme de vingt ans, qui n’avait rien dit, et qui n’avait pas souri, quand il s’était trouvé sur son passage, lui avait tendu cette feuille. La première dame, dont c’est l’office, l’avait saisie et il s’était, tout de même, incliné en guise de remerciement.
Elle ouvrit la feuille pliée en deux. La gravure montrait une femme allongée, nue jusqu’à la taille, les pieds et les bras attachés par des sangles à une pierre comme si elle était crucifiée. Cette pierre avait l’air d’être la dalle d’un tombeau. La malheureuse semblait en extase, elle était entourée d’hommes qui tenaient des bûches et des épées. L’un d’eux la menaçait au cœur. La scène se passait dans une pièce somptueuse, qui ressemblait un peu, avec son lit immense, à la chambre du Roi. Aucun texte n’accompagnait cette image, la gravure n’était pas signée. La Reine comprit que cette femme, c’était elle. Les hommes noirs lui préparaient un supplice. Elle se regarda dans les glaces. Elle essaya plusieurs sourires, inclina la tête, ferma les yeux pour ne plus se voir.
Ville de Versailles, musée Lambinet, lundi 6 décembre 1999, fin d’après-midi
Le musée Lambinet, comme le potager du Roi, ne cherche guère à attirer les touristes. Seuls les visiteurs passionnés, ceux qui ont déjà tout vu, y viennent de temps en temps. Dans cet hôtel particulier se sont nichés, au hasard des donations, outre quelques meubles de prix et des vues de Versailles, des souvenirs municipaux souvent menaçants pour le château. Dans une salle, se trouvent même des objets liés à Marat, l’Ami du peuple. Wandrille lit tout haut les cartels, dans l’enthousiasme. Une table chiffonnière estampillée Topino! Dans toute cette science du mobilier, ce sont les dénominations qu’il préfère. Ici au moins, les boiseries ne sont pas dorées, tout semble à peu près ancien, avec un côté maison de famille, radiateurs en fonte, plafonds attendant d’être repeints, dans une vitrine, une miniature montrant Victor Hugo, au mur, un portrait du fils de Corneille.
«C’est littéraire ici, c’est bien. Écoute, Péné, même pour moi qui n’aime plus que le style roman et la voûte en plein cintre, j’avoue que dans une maison comme ça, je me convertirais au XVIII e! Au sous-sol il y a un spa? C’est de bien meilleur goût que ton château!
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