«Ma petite Pénélope, quel chic! Et pas un photographe, personne n’était au courant, ça s’est décidé impromptu. L’Opéra rempli pour une fête, c’est beau, non? Après ces derniers jours…
— Je suis de votre avis, ça fait du bien. Ce genre de surboum, ça arrive souvent?
— Mais jamais! Vaucanson est génial, une fiesta, c’est ma jeunesse qui recommence, nos mécènes qui vont revenir. Asseyons-nous, je suis épuisé. Vous savez, j’étais de la fameuse fête costumée “Venez dans la tenue que vous portiez quand vous avez reçu cette invitation”, je peux en parler.
— Et vous étiez?
— En pyjama de chez Old England, rassurez-vous, que j’ai toujours d’ailleurs. J’avais lancé par la suite “Venez avec votre mère”, un succès inouï. L’extravagance n’existe plus. Aujourd’hui, dans votre génération, tout le monde est tellement sérieux!»
Assis au centre d’une petite cour, le conservateur poursuit:
«Le film sera nul, mais la fête est bien. Ce n’est pas tous les jours le Molière d’Ariane Mnouchkine ici! C’était autre chose!
— Regardez, ça danse sur scène!
— Une équipe de cinéma, en général, ça saccage tout et ça fait un chèque, pour la plus grande joie de nos architectes…
— Pas la Regalado, elle est folle de patrimoine, assène Pénélope qui, depuis une heure, réussit à éviter le regard de la réalisatrice, qui l’a sans doute oubliée.
— Oh, là-bas, c’est David Charvet, dit Vanessa qui s’est approchée du groupe.
— L’héritier des chemises? demande, ingénu, Bonlarron.
— On voit bien que vous n’avez pas la télévision, répond Pénélope. Et là, c’est Juliette Vernochet!
— De la famille du commissaire-priseur?
— Rien à voir.
— Je ne connais plus personne! Pénélope, vous m’impressionnez. La moindre casse, si ça se sait, conclut le conservateur, avec une distribution, que dis-je, un casting pareil, dès le lendemain Vaucanson est dans Le Canard !»
Rire unique: Zoran Métivier.
«On vous a invité, vous? C’est heureux pour mes blagues!
— Non, c’est-à-dire, on m’a dit, au pavillon Dufour, que je pouvais trouver Pénélope à l’Opéra. C’est top ici, cher maître. C’est les Oscars? Péné, je viens d’avoir un coup de fil de Léone de Croixmarc. Elle m’invite à dîner avec Wandrille dans son pénitencier, j’imagine que t’en es? Faut qu’on lui réponde pour la date.
— M’a pas dit.
— Je venais t’apporter la liste des artistes contemporains que tu m’as demandée. C’est un avant-projet, juste des pistes, tu vois, je te… C’est du Laurent-Perrier millésimé?
— Écoute, Zoran, je n’ai vraiment pas le temps. Malgré les apparences, je bosse. Donne-moi ta liste, je vais la regarder, mais je ne peux absolument pas en parler maintenant.
— Je n’insiste pas, je disparais. Passais juste par là. Te laisse avec Wandrille. C’est lui avec la blonde, là-bas, dans la loge du fond, genre fille de l’Est?»
2.
La salle du jansénisme
Château de Versailles, après-midi du lundi 6 décembre 1999
Vingt minutes plus tard, Wandrille, qui n’a pas eu le temps de dire adieu à la jeune habilleuse polonaise avec laquelle il avait engagé conversation, retrouve Pénélope, qui a tout observé et que cela fait rire, dans le bureau du pavillon Dufour. Il ne lui a pas parlé de cette invitation à dîner chez Léone. Elle n’a pas signalé la visite rapide de Zoran. Wandrille prend un air grave et la pose qu’il affectionne en ce moment, l’historien au travail penché sur les livres:
«Tu as vu, je n’ai bu qu’une coupe, et pas touché aux Martini de la carabosse. Tu sais, si on veut comprendre ce qui se passe, ce n’est pas forcément à Versailles qu’il faut chercher.
— Tu ne crois pas que l’assassin de la Chinoise est en ce moment à l’Opéra royal?
— Il ne pourra pas décrocher le lustre: il n’y en a pas. Je pense que le puzzle est en train de se reconstituer sous nos yeux et qu’il ne nous manque qu’un ou deux détails, comme la symbolique des hortensias et celle des doigts coupés.
— Explique.
— J’aimerais comprendre l’histoire du jansénisme, c’est la clef, ces deux vagues successives…
— Deux, au minimum.
— Si on allait voir Port-Royal-des-Champs?
— On peut commencer ici.
— À Versailles, il y a du jansénisme? Je croyais que c’était antinomique?
— Pas si simple. Versailles, c’est Louis XIV. Que serait le siècle de Louis XIV sans Pascal, sans Racine, sans Arnauld et Nicole? Sans cette “sympathisante” de Port-Royal qu’était M mede Sévigné? Toujours le Grand Siècle? Il faut montrer aussi le jansénisme à Versailles. C’est une des salles toujours fermées au public, dans le circuit du musée historique installé sous Louis-Philippe.
— Louis-Philippe s’intéressait au jansénisme?
— Pas sûr, même s’il avait Guizot comme ministre, bel exemple d’habit noir, un protestant que le jansénisme n’aurait pas désavoué. Non, cette salle a été aménagée dans le parcours au XX esiècle. Le musée d’histoire de France inventé ici par le roi-citoyen, c’était surtout les grandes batailles, les connétables et les maréchaux. On avait un peu oublié dans le panorama les intellectuels, les religieux, les artistes. Les conservateurs du début du XX esiècle ont voulu compléter. Avant les campagnes de remeublement, c’était même leur principale préoccupation. Aujourd’hui c’est oublié! Cette partie du musée est endormie. Tu veux venir voir?»
Sur les murs tendus de soie bleue s’alignent de graves portraits, quelques vues cavalières de l’abbaye, des aquarelles un peu naïves qui ressemblent à des ex-voto populaires. La salle de Port-Royal, perdue au cœur de Versailles, n’est pas interdite aux visiteurs, mais comme il n’y a pas assez de surveillants, elle reste toujours fermée. Pour réunir une telle collection de tableautins, de souvenirs, bondieuseries et compagnie, se dit Wandrille, il a fallu des années de travail qu’on n’a pas mises à profit pour s’occuper des commodes et des rideaux…
«Pendant ce temps, l’Opéra se mitait!
— Je suis allée voir les dossiers d’œuvres hier soir, les fiches qui correspondent à tous ces documents port-royalistes. Figure-toi que tout a été acheté d’un coup entre les deux guerres.
— Une collection toute faite?
— Qui passait en vente. C’est un conservateur, André Pératé, qui a demandé un crédit spécial. Ça a coûté une fortune, visiblement il y avait du monde sur le coup, prêt à faire flamber les enchères. Ce fut le plus gros achat effectué pour Versailles dans l’entre-deux-guerres.
— Ton Pératé était janséniste?
— Pas impossible. Il a peu fait parler de lui, c’était un disciple du premier sauveur de Versailles, Pierre de Nolhac. Pératé était un normalien nourri au latin et au grec qui s’était trouvé un job pour ne pas mourir de faim. Il aimait Pascal et Racine. Tu sais, beaucoup d’intellectuels ont flirté avec le jansénisme à cette époque. On n’admirait pas tant que ça Louis XIV. François Mauriac a écrit un livre sur Racine très janséniste. Montherlant a fait de Port-Royal le titre d’une de ses pièces de théâtre. Ensuite il y a eu Julien Green…
— Pitié, Péné, pas de cours de littérature! Tout ce qui concerne Port-Royal à Versailles est ici?
— Pour le château, oui, mais il y a aussi beaucoup de documents sur le jansénisme au musée Lambinet.
— Ah oui, ton concurrent municipal. On regarde d’abord ce qu’il y a ici, puis on y va. Ça m’intéresse, moi, cette abbaye, ça fait du bien dans cet océan de dorures, de bonheurs-du-jour et de cartels… Faut absolument qu’on visite les ruines dans la semaine. C’est ouvert au public?
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