— Ne glisse pas. Regarde, on voit le potager. Je me sens un peu prince consort avec toi dans ton château, pas désagréable.»
Vue d’en haut, cette zone est étrange. L’Orangerie, les deux grands escaliers monumentaux de chaque côté, la pièce d’eau des Suisses, donnent presque l’impression d’un vaste ensemble inachevé, destiné à accompagner une construction qui manquerait. Wandrille trouve cette vue du parc un peu… incohérente. Il se fait la réflexion, sans oser en parler à Pénélope, que l’œil adopte toujours, naturellement, le grand axe de Le Nôtre. Dès qu’on bouge, tout se brouille, les lignes vacillent.
«Péné, regarde à dix mètres, derrière le paratonnerre, ce monsieur en blouson qui semble te faire signe. Il a un parapluie, si on allait le voir? Surtout ne tombe pas, marche droit, ne regarde pas en bas…»
Le garçon qui les attend accoudé contre un monumental trophée de pierre est à peine plus âgé que les étudiants de l’École Boulle. Il abrite Pénélope et Wandrille:
«Nous avons besoin de vous. Je suis prêt, dans la mesure du possible, à répondre à vos questions…
— Vous avez toutes les clefs?
— Presque. Cela fait un an que nous les faisons copier au fur et à mesure, cela n’est pas très difficile. Vos trois compères du poste de garde les confient même aux étudiants avancés de l’École du Louvre qui font des conférences. Prendre une empreinte de chaque clef avant de la rendre est un jeu d’enfant. Notre chef détient même la petite clef qui permet de passer, de jour comme de nuit, des jardins du pavillon de la Lanterne, avec la piscine et le tennis du Premier ministre, au grand parc. Cette porte, c’est du réel. De l’autre côté, il y a les vrais flics, les flingues. On n’aurait jamais dû aller fureter par là. Nous avions des projets pour la Lanterne. Tout ça va nous perdre. On commence à avoir vraiment peur. Vous avez d’autres questions?
— Seulement d’ordre botanique, à propos des fleurs d’hortensia et de la culture des poires en espaliers.
— Wandrille, je t’en prie! Je préfère vous écouter d’abord.
— C’est un appel au secours que je suis chargé de transmettre de la part de notre chef. On va nous accuser de crimes que nous n’avons pas commis. Nous devons vous dire pourquoi nous sommes là. Surtout, ce que nous avons vu. Notre chef voulait venir lui-même, il n’a pas pu. Bientôt, vous saurez qui il est.
— S’il n’a pas voulu venir ce soir, est-ce parce que, peut-être, je le connais déjà?»
Wandrille se dit que Pénélope est forte. L’autre se tait. Puis reprend, sans baisser la voix:
«Versailles échappe pour beaucoup à ceux qui s’imaginent en avoir la garde. Surtout quand la ville dort. On célèbre des rites étranges. On passe les grilles, la nuit. Vous savez qu’un des barreaux carrés de la grille du côté du bassin de Neptune se dévisse. Le sixième en partant du mur, du côté droit. On entre comme on veut.
— Les assassins…
— Nous ne voulons pas qu’on nous confonde avec ces gens-là. Nous ne sommes pas des criminels. Nous n’avons rien à voir avec ceux qui ont torturé et tué cette Chinoise. Nous ne savons pas qui cherche à nous impliquer là-dedans. Si nous nous livrons à la police, tout va nous accuser.»
Il se tait un instant avant d’ajouter:
«Vous devez garder le secret sur l’existence de notre groupe. Mademoiselle Breuil, vous devez nous protéger.»
TROISIÈME PARTIE
Les convulsionnaires
«Elle marchait, Léone, entre les feux éteints.»
Jean Cocteau, Léone, 1948
1.
Dernier tour de manivelle
Château de Versailles, Opéra royal, lundi 6 décembre 1999, 16 heures
The End. Générique. Dans les loges et les balcons de bois doré, les comédiens, les techniciens et les maquilleuses ont fait des élégances. Au centre, à la place du Roi, Nancy Regalado et Aloïs Vaucanson donnent le signal. Sur scène, les acteurs, la «conseillère historique», les cameramen ont mélangé jeans et perruques. Au parterre, celle qui jouait M mede Lamballe fait passer des plateaux de macarons. C’est Bonlarron, aux anges, qui débouche les bouteilles. Jaret lui passe les flûtes vides. Pour la musique, Nancy Regalado a choisi, avec l’ingénieur du son, du rock et du Gluck, en alternance. Elle a invité quelques stars qui passaient par Paris. Tout le monde du château s’émerveille. Les restauratrices de tableaux osent aborder Ornella Muti, un des fontainiers propose à Tom Cruise qui tourne en ce moment à la tour Eiffel de le guider dans les conduits souterrains de Latone, la pieuvre de tuyaux d’époque qui continue à produire les grandes eaux.
La Regalado, mouche au front, se lève pour accueillir dans la loge royale un bon garçon qui rêve de jouer le Roi-Soleil et que Pénélope reconnaît tout de suite: Leonardo DiCaprio, arrivé la veille de Pompéi et d’Herculanum, avec sa mère. Pour le mariage du Dauphin et de la Dauphine, Louis XV avait bien fait les choses; les girandoles et les appliques sont toutes posées devant les glaces pour démultiplier l’éclat des lumières. Les teintes de bleu et les différents ors ont été reconstitués pour que, dans la grande corbeille, la reine Elizabeth et le président René Coty puissent entendre le deuxième acte des Indes galantes de Rameau.
Thierry Grangé, en blouson noir, entreprend d’expliquer à Wandrille que c’est lors de cette restitution, menée à l’économie, que le mécanisme de cette salle a été condamné: le parterre pouvait se soulever et arriver au niveau de la scène pour former une pièce ovale digne d’accueillir bals et banquets. S’il était possible de trouver un mécène qui financerait les travaux… Grangé rêve, on le comprend, se dit Wandrille, si vraiment comme le prétend Pénélope l’architecte touche à chaque fois dix pour cent. C’est ici qu’en 1789, lors d’une fête délirante et très arrosée, un régiment cria «Vive la Reine» et piétina la cocarde tricolore. Pénélope, qui n’écoute pas, cherche des yeux le jeune figurant en noir. Elle le trouve. Il est en rouge. Celle qui est en train de le baratiner n’est autre que Simone Rapière, épanouie, sur scène, en plein numéro histrioniste. Elle prépare des Dry Martini au shaker. Médard boit à côté d’eux, chantonne du bout des lèvres un air d’ Armide , qui swingue. Gilet-Brodé lui parle gentiment. Entre eux, une jeune fille en pull blanc sourit sans rien dire. Pénélope la reconnaît. Impossible qu’un visage exprime moins de choses. Elle n’a pas l’air malheureux, elle regarde les loges, éblouie: pour l’occasion, Médard a osé venir avec sa fille.
Le dernier jour du tournage d’un film, c’est toujours une fête. Vaucanson a été généreux, il a prêté l’Opéra royal à l’équipe pour une soirée «dernier tour de manivelle» à condition qu’elle commence à 15 heures et se termine à 18, pour ne pas contrarier les syndicats. Mais à l’Opéra, lieu d’artifices, une fête l’après-midi a parfaitement l’air d’une soirée. Chignon-Brioche continue de se dandiner devant le chef opérateur, vieillard langoureux en chapeau de paille. Vanessa et Marie-Agnès trinquent, union sacrée bien rare entre les deux secrétaires. La Regalado descendue de son Olympe les embrasse, rit aux anges. Ce soir elle regardera les rushes tournés hier au Petit Trianon, les dernières prises du film.
Pénélope se faufile entre les fauteuils. Elle se demande ce qu’elle doit dire. Elle pourrait profiter de ce moment pour parler au président Vaucanson qui, très royal, a quitté la loge royale pour aller serrer les mains des éclairagistes, des accessoiristes et de Tom Cruise. Au moment où Péné se décide à foncer vers lui, Bonlarron l’intercepte, se précipite sur elle, lui tend une coupe:
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