12.
Cambriolé par le ministère des Finances
Paris, samedi 11 décembre 1999, 18 heures
Tous fous! Devant l’entrée de la maison familiale, place des Vosges, Wandrille, un peu étourdi, trouve un camion gris et des hommes en gris qui transportent des caisses. Le monde réel. Pénélope a repris le chemin de Versailles, elle dîne ce soir avec Zoran. Sous les arcades, deux fonctionnaires en uniforme reconnaissent le fils du ministre: le GPHP est en action. À l’intérieur, c’est un tourbillon. Son père a organisé un déménagement. Il a décidé de loger à Bercy. Le nouveau ministre ne veut à aucun prix attirer l’attention sur sa maison, achetée pour le prix d’un appartement mochard dans le XVIe arrondissement, au moment où le Marais n’était pas mis en valeur. Au fil des années, et des postes de plus en plus importants qu’il a occupés, des travaux ont été entrepris. Il a dégommé un étage, tout cassé, mis à la benne des poutres peintes du XVII esiècle et conçu un loft blanc meublé en trente et en cinquante. Wandrille a hérité des combles et d’une série de meubles qui correspondent aux étapes révolues de l’ascension paternelle: un buffet provençal, des étagères en bois blanc, une table avec plateau de Plexiglas, trois ou quatre canapés ostracisés, dont le clic-clac à qui il avait dû sa première conquête, en terminale, une collection de souvenirs. Il y monte directement, imaginant ce qui se passe: le plus beau de ses canapés, celui que sa mère avait choisi il y a dix ans en tissu de chez Pierre Frey, a déjà été enlevé. Sa petite étagère, si pratique pour ranger ses coupures de journaux et ses articles, a été vidée avec beaucoup de propreté sur son bureau, puis embarquée. Pour meubler l’appartement de Bercy, surtout ne montrer aucune des icônes du design qui décorent le salon, les Jean-Michel Frank et les Eileen Gray. En revanche, tout ce qui témoigne de l’époque précédant celle à partir de laquelle ses parents ont eu du goût a été sélectionné. Pour l’appartement de fonction, du fonctionnel.
Le refuge de montagne de Wandrille a été cambriolé. Passé le premier moment de fureur et après le coup de fil calmant donné à Pénélope, Wandrille commence à ranger. Sur son bureau, il écume dix ans de pages découpées dans Le Monde, Le Figaro, L’Humanité, Le Nouvel Observateur, Le Point et L’Express , tous les portraits de la dernière page de Libération , précieuse documentation sur tous les sujets, qu’il ne regarde jamais, la pile de livres datant de l’époque où il avait imaginé d’écrire une biographie du duc de Windsor, le précieux cahier où il colle toutes ses chroniques depuis cinq ans, ses «œuvres complètes». Sur le verre transparent, à côté de son ordinateur, de ses stylos, de ses lunettes de piscine et de ses cartons d’invitation, il voit tout de suite ce qui manque: les plans achetés à Versailles. Les vues de jardins sont là, les gravures aussi, il n’y a que les deux feuilles manuscrites qui fassent défaut. Impossible d’imaginer que le GPHP vole des secrets d’État du temps de Louis XIV. Wandrille s’assied par terre, compose à nouveau le numéro de Pénélope, et commence à tout reprendre feuille par feuille. Puis il se dirige vers deux armoires que la charité paternelle lui a permis de conserver. Il ouvre le cabinet de toilette, entreprend des fouilles stratigraphiques sous le lit. Une heure plus tard, il en est certain, on lui a volé ses plans.
Appel direct à son père: le ministre, bien sûr, l’envoie paître. Le GPHP travaille parfaitement, ils ont fait venir des déménageurs qu’ils connaissent et une réunion interministérielle commence dans cinq minutes. Depuis son bureau de Bercy, le ministre a conclu, royal, comme quand Wandrille avait huit ans: «Et puis commence par ranger ta chambre.»
Pénélope, au troisième appel, est devenue laconique:
«Ils ont dû les jeter sans faire attention, qui veux-tu que ça intéresse?
— Je ne plaisante plus. Ces plans, c’est capital. Un surtout, qui montre un Versailles qui n’a jamais existé.
— À qui les avais-tu montrés après la vente?
— À toi, et à Thierry Grangé.
— Capable de tout celui-là. Appelle-le. Tu veux son numéro de ligne directe?»
Deux minutes plus tard, Wandrille commence à laisser sonner dans le vide le poste de l’architecte. De guerre lasse, il repasse par le standard, on lui transmet le secrétariat de l’agence d’architecture, qui travaille aussi de temps en temps pour des privés, abus que Pénélope lui a lourdement signalé. On décroche.
Depuis l’heure du déjeuner, personne n’a vu M. Grangé.
Ville de Versailles, samedi 11 décembre 1999, 20 heures
À Versailles, le couscous peut être excellent. Il suffit de longer le château par la rue de l’Indépendance américaine, de descendre un peu la rue Saint-Julien et d’aller chez «Tiouiche, spécialités orientales», à deux pas du carré austère et massif du Grand Commun où se trouvaient les services de la Bouche du Roi, le palais des marmitons.
La ville se prépare à Noël. Cette année encore, Saint-Louis, la cathédrale plus intellectuelle, se donne pour but d’enfoncer Notre-Dame, la paroisse des bonnes familles. Les illuminations ont été installées la veille. Le magasin «À la protection de Marie» a fait une vitrine à tout casser, avec des anges et des bergers en papier doré. Pénélope l’a vu en passant sur le parvis de la cathédrale, mais n’a guère eu le temps d’explorer le quartier Saint-Louis. C’est Zoran Métivier, toujours à l’affût des lieux branchés, qui lui a recommandé le couscous et qui l’a invitée à dîner.
Pénélope, heureuse de ne plus entendre parler des jansénistes et de leurs obscures pratiques, a accepté avec enthousiasme. L’hystérie de l’art contemporain lui paraît plus digeste. Surtout, elle a eu le sentiment étrange que cette Léone de Croixmarc menait le jeu, dans son appartement de la rue du Puits-de-l’Ermite. À quoi rimait ce déballage? L’idée de voir cette sorte de rivale accueillir chez elle son conservateur à elle, parler à Wandrille devant elle comme si elle existait à peine, lui donne envie de devenir agressive. Pour agresser, il faut des armes. Zoran en détient sûrement, lui qui a lancé depuis plusieurs saisons déjà ce rendez-vous d’été à Sourlaizeaux, un nom impossible à retenir, genre jardinage, branchitude et petits bateaux. Pénélope attend de Zoran une fiche détaillée et utilisable sur les Croixmarc: Léone, ses amants, ses fiancés et la liste de tout ce qui peut la faire entrer en fureur.
Pénélope attend, seule à sa table, détaillant les décors en céramiques peintes qui donnent au lieu une vraie touche marocaine. Le plafond est digne d’un vieux hammam de Fès. Le téléphone sonne dans son sac à main. À cette heure, c’est étrange. Aurait-elle fait, malgré elle, une conquête? Elle reconnaît la voix polie de Jean de Saint-Méloir, le jeune diplomate, si prévenant durant leur voyage éclair en Grande-Bretagne:
«Vous m’avez intrigué l’autre jour. J’ai ressorti le dossier complet de M. Lu Maofeng. Il ne semble pas particulièrement recommandable. Mais je ne vous apprends rien et vous n’êtes pas sans savoir que le président Vaucanson partage ce sentiment. Il est réellement très appuyé dans son pays, la France le sait. En le laissant opérer à Versailles, vous ne courez pas de grands risques. Sur sa fiche, il y a un dernier détail, un peu discordant, qui mérite qu’on le relève.
— Dites!
— Vous saviez que M. Lu était chrétien? Il appartient à une des plus anciennes églises de Chine, fondée à Shanghai. Sa mère jouait de la flûte traversière à la paroisse Xu Jia Hui, qui signifie le lieu de la famille Xu, à qui appartenait le terrain sur lequel leur jolie cathédrale de briques a été bâtie.
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