— Vous me faites peur.
— Pas de quoi! L’obédience de M. Lu n’est absolument pas celle des pères jésuites, comme on pourrait le croire, il appartient à un groupuscule bien oublié, qui a survécu là-bas…
— Ne me dite pas…
— Les jansénistes, de doux rêveurs qui brodent sans fin des discours sur la Grâce. On ignore trop qu’il y en a en Chine, sans doute une vingtaine de familles, peut-être plus. Je me disais que cela pouvait vous amuser de le savoir et vous aider dans vos grands projets de mécénat.»
Pénélope, rêveuse, imagine alors un prodigieux réseau: de la Chine à Sourlaizeaux, de M. Lu à M. Bonlarron et à Médard, l’internationale des jansénistes. Léone de Croixmarc et Bonlarron savent-ils que le milliardaire chinois est un des leurs? Probablement pas: à la Tégé, Bonlarron avait l’air de partager leur étonnement devant cette passion pour Versailles chez un ancien garde rouge devenu l’empereur des pattes de canard aux cinq parfums. Ou alors, le conservateur veut que leur lien reste caché.
Zoran entre à ce moment, la capuche de l’anorak rabattue sur le front, lunettes de travers:
«Génial! Tu as été sublime, Péné, je suis fou de toi. Un appel de ton Vaucanson en fin d’après-midi, il est d’accord sur tous les noms de ma liste. Il était venu l’an dernier au rendez-vous de Sourlaizeaux, tu sais Artistes d’aujourd’hui, jardinage de demain et petits bateaux d’hier , c’était fabuleux, je t’en ai parlé. J’ai carte blanche pour monter des trucs du même style, mais puissance dix, à Versailles, dès l’an prochain.
— Calme-toi. Parle moins vite. Choisis ton couscous. Moi, je prends le royal.
— Of course. Au moins, ici, on est sûr d’échapper à Augustin de Latouille qui va nous raconter que c’est dans l’allée des moutons qu’il a appris à faire du vélo sans petites roues. Tu te souviens que j’avais dû me taper deux semaines de stage avec lui, à l’École du pat’, quel grotesque! Il ne me reconnaît plus en tout cas.
— Wandrille, tu sais, s’intéresse beaucoup à ta Léone. Il ne m’en parle qu’à moitié, je le connais par cœur, il me cache cette histoire.
— Tu es jalouse? C’est nouveau, ça, pas ton style du tout.
— Il m’a offert une semaine de soins au Fitness Center du Trianon Palace, que dois-je croire?
— C’est très généreux. Il paraît que c’est ce qu’il y a de mieux à voir dans cette ville, la piscine et le hammam du Trianon Palace. Tout s’achète, ricane Zoran, la bonne conscience, la mauvaise… Tu sais, je connais bien Léone, Wandrille n’est pas son style. C’est pas pour chercher à te rassurer, mais il n’y a rien entre eux. C’est exclu.
— J’ai un coup de fil à donner, tu permets?
— Ce soir, je te permets tout!»
Pénélope sort dans la rue froide. Il est encore possible de déranger son supérieur à cette heure-là. Elle appelle, guettant le moment où, dans les inflexions de sa voix, elle va sentir qu’il lui cache quelque chose ou qu’il ment.
«Je tenais vraiment à vous remercier, j’ai appris tellement de choses grâce à vous tout à l’heure.
— C’était une très bonne surprise de vous voir tous les deux chez Léone. Elle est un peu agitée, si j’ose dire, mais je la connais depuis qu’elle est toute petite, c’est une jeune femme extraordinaire.
— Oui, nous sommes tout de suite devenues amies. Cette histoire d’une église janséniste secrète, comme un fleuve souterrain qui parcourt l’histoire de France, c’est fascinant.
— Votre image est juste. Souterrain depuis 1709, mais qui aurait pu devenir un fleuve large et majestueux, si Louis XIV s’était laissé convaincre, si Louis XV avait compris!
— Ou déboucher en mer de Chine. Je viens de lire des choses à ce sujet. Des jansénistes persécutés se seraient établis là-bas.
— Où avez-vous bien pu lire ça, Pénélope? demande Bonlarron d’un air méfiant. Personne ne raconte vraiment cette équipée…
— L’aventure n’a rien d’invraisemblable. Quand Jacques Ier d’Angleterre a persécuté une poignée de religieux rigoristes et austères, en 1620, ils ont bien fui vers un autre monde. C’est un peu l’histoire du Mayflower ?
— Un siècle plus tard, quand Louis XV a fait fermer le cimetière de Saint-Médard, un groupe de jansénistes secrets a en effet tenté la même aventure. Ils sont partis, mais dans l’autre direction…
— C’est très peu connu…
— Parce que l’histoire du christianisme en Chine a été écrite par les jésuites, des ennemis acharnés. Ils ne se sont pas attendus à nous voir surgir là-bas, du côté de Shanghai. Une ville qui a toujours su s’ouvrir aux réfugiés, jusqu’aux juifs du Japon qui sont venus s’y installer à la fin de la dernière guerre. Les jésuites avaient échoué, parce qu’ils péchaient par orgueil, ils voulaient convertir l’empereur. Nous avons eu moins d’ambition, mais nous avons réussi, nous nous sommes implantés. Nous avons fait des conversions dans le peuple. Vous avez entendu parler de l’affaire des rites chinois?
— Non…
— Les jésuites ont voulu acclimater la messe aux traditions de la Chine. Vous connaissez la rue Gerbillon, à Paris, Pénélope?
— Joli nom.
— C’est une artère minuscule, vers le métro Saint-Placide. Le père Gerbillon a failli réussir la conversion au catholicisme de l’empereur de Chine. S’il avait réussi c’est l’avenue des Champs-Élysées qui porterait son nom.
— Qu’est-ce qui avait coincé?
— Impossible de trouver du vin de messe en Chine ou d’en faire boire aux Chinois. S’ils avaient accepté de célébrer les offices en consacrant du thé ou de l’alcool de riz, il y aurait aujourd’hui un gros milliard de catholiques de plus sur terre.
— Vous imaginez, de l’alcool de riz et dire “Ceci est le sang du Christ”, l’Église a bien fait!
— Je suis de votre avis, Pénélope. Je ne crois pas que la piste chinoise soit la bonne, ces familles exilées ont disparu, depuis le temps. Il faut que je vous laisse, Hercule et les Muses va commencer.»
Péné, les oreilles rouges, repasse la frontière marocaine. C’est Zoran qui râle:
«Ton couscous est servi depuis dix minutes, tu laisses tout refroidir! Perche la minestra si fredda !
— “Parce que la soupe refroidit”, dernières paroles écrites par Léonard de Vinci.
— Incollable. Cinq ans après, tu réussirais encore le concours du patrimoine! Ton Wandrille s’inquiète, il a essayé de te joindre, il a appelé sur mon portable. Tu lui avais dit qu’on dînait en tête à tête? Il a l’air assez tendu. Il a été sec. Il demande que tu le rappelles. Si tu veux bien, ce sera après le couscous! J’ai envie de te parler sérieusement, Péné, pour la première fois depuis qu’on se connaît.
— Mais je vous écoute avec plaisir, monsieur le chef de secte.»
14.
Un architecte de moins
Château de Versailles, lundi 13 décembre 1999, 10 heures
Ce matin, Wandrille s’est donné comme objectif de revoir Thierry Grangé. Il veut le faire parler. Grangé est le seul à qui il avait montré, brièvement, ce plan qui vient de lui être volé. La veille, Grangé avait disparu de ses bureaux. Avec les vues de Port-Royal qui sont au musée Lambinet, le plan manuscrit acheté à la vente, si on le retrouve, et peut-être l’autre moitié qui serait à la bibliothèque de l’Institut, le puzzle commencerait à se recomposer. Un Versailles étrange, qui pour partie ressemble au Versailles réel, et s’échappe en même temps de tout ce que disent les livres.
Seulement, le plan essentiel, celui qui l’avait tout de suite mis en éveil, manque. Un plan, qui au premier regard, ressemble à celui de Port-Royal, avec sa clairière ronde et ses vergers, tels qu’il les a vus dans la grande gouache du musée Lambinet et qui pourtant s’intitule «Versailles». Un drôle de dessin où se superposent les contraires, les perspectives de Le Nôtre et les refuges des solitaires. Comme si Port-Royal se réincarnait, en surimpression et en plus grand, dans ce projet d’un Versailles idéal. Grangé, qui a dit qu’il avait déjà vu cela, peut lui expliquer. Reste à le trouver.
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