Herrenchiemsee,
le jeudi 1 erjuin 2000
« Bienvenue à Herrenchiemsee. Vous avez mis du temps à pousser cette porte. Alors, vous trouvez que le roi Louis II avait mauvais goût ? Il a inventé deux styles, le gothico-wagnérien, très sombre, pour la montagne, et le style Louis-choucroute clair, blanc et or, comme ici. Ce n’est pas si mal, c’est un peu plus spacieux que votre Galerie à vous, on a ici l’escalier des Ambassadeurs copié à l’identique alors qu’à Versailles il n’existe plus, nous sommes dans la chambre du Conseil, regardez de près, les miroirs sont de bien meilleure qualité ! Il n’y a pas de Grand Canal, mais Louis II sur le lac avait sa gondole. C’eût été une excellente conclusion pour votre communication, vous pourrez l’ajouter au texte que vous enverrez pour la publication des actes du colloque. »
Dans le salon rococo, Rosa est assise derrière un bureau qui imite avec emphase le XVIII esiècle français. Elle joue négligemment avec une règle de cristal. Pénélope la regarde et réplique : « C’est plus grand mais c’est moins chic.
— Vous n’aimez pas le goût des Wittelsbach ? Petite fille, vous ne regardiez pas Sissi ? Jeune fille, vous n’avez pas vu Ludwig de Visconti ? Romy Schneider seule dans cette galerie, qui éclate de rire ? Vous n’aimiez pas la crème fouettée ? J’avais bien vu que vous aviez quelques lacunes culturelles. Vous êtes jeune. Je me sens chez moi ici. Nous sommes seules pour encore dix minutes. Il est huit heures du matin. Le conservateur est un ami. Je prépare un tournage ici, on me laisse entrer, avec mes assistants, vous les connaissez, mes trois Polonais, et on ne fouille pas les malles qu’ils transportent. On s’est installés dans la galerie vers six heures, j’avais pensé que l’idée vous charmerait.
— C’est trop délicat.
— Dans dix minutes, ce sera la ronde des gardiens, et dans une heure, le public. Cela marquera la fin de notre charmante intimité. C’est très visité Herrenchiemsee, vous savez, tout le monde ne partage pas votre dédain. Au moins, les glaces ne viennent pas de Venise, ils n’ont jamais su faire de glaces à Venise, passé un siècle, elles sont toutes piquées, alors qu’ici, regardez, l’artisanat bavarois triomphe, tout est comme au premier jour. En Bavière, nous travaillons le cristal et le verre. Vous connaissez ce trésor de votre musée de l’Homme, la tête de cristal des Mayas ?
— Digne du Graal d’Indiana Jones. Un faux grossier.
— En effet, l’étude au microscope de la surface montre qu’on a utilisé pour sa fabrication des molettes de polissage du cristal. On vient de prouver qu’il s’agit d’un travail bavarois de la fin du XIX esiècle. Mais c’est beau, non ? Un crâne en quartz, comment a-t-on pu penser que cela avait quelque chose à voir avec les Mayas ! Vous auriez préféré que je vous réveille sous le plafond de Tiepolo du Venice Hotel de Las Vegas ? Il n’est pas mal non plus, je vous aurais fait croire que vous étiez au palais des Doges…
— Je voudrais surtout que vous cessiez ce bavardage et que vous m’expliquiez ce que je fais ici. Maintenant que je vous ai raconté tout ce que je sais…
— Oui, merci, je vous avais imaginée plus coriace. Vous avez tout raconté tout de suite, ça m’a presque déçue. Vous aviez besoin d’être réconfortée, petite fille. Asseyez-vous, allez, Pénélope, j’ai été un peu rude avec vous, je me suis amusée, il ne faut pas m’en vouloir, j’aime avoir de petites crises de délire en cinémascope. Mais, en effet, il faut qu’on parle. Il est un peu trop tôt pour qu’on aille boire des bières toutes les deux, ou des Spritz, vous savez qu’on en fait aussi ici, on n’est pas loin de Venise, mais je peux vous offrir un café bien fort, un vrai café italien, et vous allez m’écouter bien sagement, Pénélope Wittelsbach.
— Non.
— Je suis avec vous, Pénélope. Vous devez me croire, de toute manière vous n’avez pas le choix ! Je voulais juste savoir si je pouvais avoir confiance.
— Vous êtes folle. Folle à lier.
— J’avoue. Mais je sais ce que je fais. Je vous aime bien, Pénélope. J’avais besoin d’être en sécurité avec vous et je sentais que vous ne vidiez pas votre sac. Vous vous êtes méfiée de moi.
— Vous m’avez jetée dans un canal. J’ai failli mourir.
— C’était le seul moyen. Un peu théâtral, c’est vrai.
— Laissez-moi partir. Je ne veux plus vous voir.
— Les Polonais vous ont repêchée en moins d’une minute. On vous a donné des calmants, un petit narcotique, ma cuisinière vous a même douchée dans sa baignoire. Les canaux ne sont pas très propres malgré toute l’eau de lessive qu’on y déverse pour leur donner cette teinte vert pâle si poétique le soir. Vous dormiez comme une princesse sur la banquette arrière de ma voiture. On a aussi sauvé vos chaussures. Je les ai cirées moi-même, elles sont comme neuves. Moi j’ai de bonnes raisons d’être fatiguée, j’ai conduit toute la nuit. Venise-Munich, ça n’est pas si loin, mais quand même. On a fait halte à Bolzano, il y a un joli arc de triomphe construit pendant la guerre, des sculptures de toute beauté, j’ai failli vous réveiller. »
Pénélope hurle. Elle n’a plus aucune confiance. Elle se retient de frapper Rosa. Elle serre le poing. Il faut qu’on lui rende son téléphone, ou qu’on lui en donne un autre — ces brutes de Polonais ne doivent pas savoir réparer un portable tombé dans un canal —, et qu’elle appelle Wandrille, de toute urgence.
Rosa continue : « J’exige de vous une confiance absolue, de droit divin, comme la monarchie française. Pour vous le prouver, à mon tour, je vais tout vous raconter.
— Je ne vous crois pas, je ne vous écoute pas. Je veux partir d’ici.
— Ma jolie ! Vous ne pouvez pas. Ce tableau de Rembrandt appartenait à ma famille et nous avions dû le vendre, après la guerre, à un usurier de Venise, un homme horrible, qui a fait mourir ma mère de chagrin et d’angoisse. Il nous faisait chanter. Il voulait le Rembrandt ou il dénonçait ma mère pour de prétendues menées pro-fascistes et antisémites.
— Elle avait des raisons de se sentir menacée ? Et cet usurier, comme vous dites, il était juif ?
— À la bonne heure, je croyais que vous n’écoutiez pas. Je pensais que le tableau avait disparu, qu’on le reverrait dans une collection américaine, un jour, et que nous ne pourrions que regretter l’époque où il était dans notre salon de musique, cette jolie pièce d’angle que mes Polonais viennent de repeindre dans une couleur taupe dont je suis vraiment très contente, vous verrez. »
Entre ses ouvriers polonais et son équipe de télévision cette folle dispose de sbires à sa solde, elle est habituée depuis son enfance à voir satisfaits tous ses caprices. Wandrille lui a raconté les ragots de Wanda Coignet sur l’origine du Palazzo Gambara, acquis sous Mussolini, à l’époque où les enfants défilaient en uniforme sous l’arc de triomphe de Bolzano.
« Pénélope, mettez-vous à ma place, j’ai eu un choc, le jour où j’ai été adoubée dans le fortin, quand je suis devenue la seule femme du cercle des écrivains français de Venise, leur Yourcenar, en plus mince. Les écrivains n’y vont plus beaucoup, la promenade en bateau est longue et le confort rudimentaire. Craonne était déjà le grand maître, il avait déjà l’air vieux. Il avait trouvé trois ou quatre auteurs qui se trouvaient là en même temps, et m’avait conviée à une sorte d’investiture. Rien de bien sérieux. Il avait ouvert des bouteilles. Mais la première chose que j’ai vue, c’est lui, mon tableau.
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