Un tableau apparaissait à la dernière page : le portrait équestre de la bibliothèque. Dans la légende qui accompagne l’image, on peut lire : « Au mur, un cavalier peint par un élève de Vélasquez provient de la famille de M. de Beistegui ». C’est sans doute la raison qui explique qu’il n’ait pas figuré dans la dispersion — en tout cas, il n’est pas sur la liste que Wandrille a trouvée sur Internet des peintures qui furent vendues en 1964.
Wandrille découpe :
D’où « Don Carlos » tenait-il cette œuvre ? Le tableau était peut-être réellement un bien de famille pour Beistegui. Venait-il de ses ancêtres basques ? De son père, Juan Antonio de Beistegui, ministre plénipotentiaire de la jeune République mexicaine à Madrid ? Était-ce lui qui l’avait acquis ? Était-ce un héritage de sa mère, Maria Dolores de Yturbe, qui avait déjà plus de chance d’avoir eu chez elle des portraits peints par des élèves de Vélasquez ? Mais si ce n’est pas un sous-Vélasquez, s’il y a, dessous, un vrai Rembrandt ? Ou alors il s’agit peut-être d’un tableau rescapé de la fabuleuse collection de son oncle, qui portait le même nom, Carlos de Beistegui, disparu en 1953 et qui avait donné au Louvre en 1942 une salle entière avec des œuvres de David, de Goya, de Boucher, une salle qui porte son nom. Si enfin, il vient d’un mystérieux « stock Klotz », il faut comprendre comment.
Quand au Labia, c’est devenu le siège de la RAI qui y a installé des bureaux avec des ordinateurs et qui de temps en temps retransmet des émissions de prestige depuis le salon Tiepolo.
Quand Wandrille enquête comme cela, il est fébrile. C’est ce qu’il aime. Il expliquera à Pénélope à quelle vitesse il a avancé, seul, dans son antre, avec ses notes, ses articles découpés, son ordinateur portable. Il exulte. Il jubile. Il va prendre le premier vol pour Venise, la retrouver à son retour de Munich.
Reste à éclaircir l’histoire de la collection Klotz. Pénélope cette fois a bien aidé Wandrille. Elle lui a murmuré à voix basse, comme si Rosa n’était pas loin, le nom de celle qui pouvait le renseigner. Il existe bien un héritier de la famille Klotz. Un homme qui l’ignorait lui-même jusqu’à l’an dernier. Ce sont des généalogistes recrutés par la direction des Musées de France qui le lui ont appris.
La France a changé sa politique : depuis la guerre, les musées avaient accueilli de nombreux tableaux spoliés par les nazis et dont on ne retrouvait plus les propriétaires. Ce sont les « MNR », initiales de « Musées nationaux — restitutions » qui figurent sur tous les cartels avec le nom de l’artiste et le titre de l’œuvre. Pendant des années on attendait en vain que les familles fassent des réclamations qui ne venaient jamais. Et les Musées de France avaient l’air de se satisfaire de ces tableaux sur leurs cimaises qui ne leur appartenaient pas. Depuis quelques années, les conservateurs ont l’obligation de faire eux-mêmes des recherches, c’est plus honnête. Il s’agit souvent de dénicher des cousins de cousins, très éloignés. C’est une amie de Pénélope, Isabelle, conservatrice de la bibliothèque centrale des musées nationaux, au Louvre, qui est chargée de centraliser les informations, de retrouver les descendants. Wandrille lui a téléphoné de la part de Pénélope. Elle n’a même pas eu besoin de sortir ses fiches. Elle savait tout de ce dossier.
« Et donc, le légitime propriétaire du Rembrandt, aujourd’hui…
— L’héritier Klotz est musulman ! Il vit à Istanbul. Son père était anglo-turc depuis l’époque de la régie des tabacs de l’Empire ottoman, sa mère était une bonne musulmane de Bursa. Il cousine avec les Klotz par la famille de son arrière-grand-mère, des Juifs du ghetto d’Istanbul. Il a fait fortune en faisant fabriquer en Anatolie des serviettes-éponge qu’il vend au Grand Bazar et même au “Grand Bazar” de l’aéroport !
— Il a été heureux de se savoir propriétaire d’un tableau majeur ?
— Vous plaisantez, de trente tableaux majeurs ! Klotz était marchand, ce que les nazis ont séquestré c’est son stock ! Il y a renoncé ! Devant notaire ! Il a gardé seulement des natures mortes, il ne s’est pas soucié du tout de la valeur estimée des œuvres, que nous lui avons communiquée tout de suite. L’argent ne l’intéresse pas.
— Il est très religieux ?
— La révélation publique de son cousinage avec les Klotz semble le gêner. Il a fait un don anonyme au musée du Louvre, une générosité incroyable, un vrai donateur comme autrefois, avec une clause très amusante, il a offert un premier groupe de dix tableaux retrouvés, et a promis qu’il donnerait ceux qu’on pourrait localiser ensuite : en échange de son cadeau, un drap de bain anatolien sera offert pendant dix ans aux abonnés du magazine Grande Galerie , le journal du musée. Avec cela, Jeffrey Karaguz, c’est son nom, est prêt à entrer, en peignoir blanc, ceint du prestige des donateurs du Louvre, dans l’Union européenne !
— Et au conseil d’administration de la Société des amis du Louvre ! »
6
La biennale était pourrie
Venise,
samedi 3 juin 2000, à midi juste
Sous la statue d’or de la Douane de mer, Pénélope s’est jetée dans les bras de Wandrille. Il l’a embrassée, et la scène était digne d’obtenir un lion d’or au festival de cinéma. Pénélope un instant pensa même au mariage. Elle l’avait trompé avant, c’était fait, elle cochait la case, la voie était libre.
La biennale était pourrie. La veille, il avait grêlé. Et il pleuvait tous les quarts d’heure. Puis il y avait deux minutes de soleil, des arcs-en-ciel kitsch, et ça recommençait, une catastrophe touristique. Les gondoliers jouaient aux cartes dans les cafés. Les bâches en plastique, sur les étalages, avaient l’air d’emballages de Christo. Les canaux bombardés avaient des teintes de mosaïques moisies en attente de comité pour leur restauration. Et dans les Giardini, les visiteurs désertaient les pavillons nationaux où les artistes pataugeaient avec leurs attachés de presse voguant vers la dépression. Tous les palais donnaient des fêtes, ou plutôt ils étaient loués par les grosses galeries américaines, françaises, allemandes, pour que les journalistes puissent venir s’abreuver. Certains réussissaient leur coup : Maher Bagenfeld avait investi la Scuola Grande di San Rocco pour donner un dîner au milieu des Tintoret, les invités montaient le grand escalier et, dans la salle haute, se promenaient avec les petits miroirs qui permettent d’admirer les peintures des plafonds. Personne n’avait osé donner une fête dans un lieu si sacré, on en parlerait encore dans dix ans. Deux pays oubliés, l’Islande et l’Arménie, avaient choisi de s’allier pour une fête au palais Zenobbio, dans une lumière d’aurore boréale, le jardin était immense, les artistes inconnus, tout le monde y était venu.
Pénélope, au retour de Munich, avait refusé l’invitation de Rosa, et elle avait dormi quinze heures dans la chambre de l’hôtel Bucintoro. Elle s’était réveillée, trop tard pour prendre le petit déjeuner de l’hôtel et sans voir arriver sur le tapis du corridor le plateau à roulettes de Wandrille.
À cet instant, elle s’est sentie seule, da sola , et cette fois ce n’était pas absolument agréable. Elle est sortie, elle a jeté un regard en passant sur la grosse ancre qui marque l’entrée du Musée naval. Elle a attendu un peu, l’air de rien. Personne n’entrait. Personne ne sortait. Elle n’appellera pas Carlo. C’est à lui de le faire s’il en a envie.
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