Pénélope se dit qu’il faut agir, ne pas se laisser sombrer à nouveau, comme dans ce canal ; son cerveau se désembrume, se désembourbe, ses jambes se dégourdissent, elle tousse, elle tousse beaucoup.
Elle raconte, à voix très basse, comment Wandrille et elle ont retrouvé Craonne dans le fortin. Rosa écoute. Elle ne savait pas que Craonne était à Venise. Elle approuve Pénélope et Wandrille d’avoir décidé de l’aider, le pauvre homme. Jusqu’à cette promenade fatidique, le long du canal. Pénélope raconte tout, entre quintes de toux et sanglots. Elle se sent heureuse d’avoir avec elle cette femme qui l’écoute, qui la réconforte.
Rosa ne pensait pas que Craonne pouvait avoir envie de revenir en ville. À Paris, il était mieux protégé. Selon Pénélope, le vieil écrivain ne peut pas être derrière tout cela. Ou alors il faut supposer qu’il a une troupe à ses ordres capable d’organiser des guets-apens.
« Pénélope, on nous a agressées. On avait commencé par une menace, cette tête de chat. Maintenant on nous attaque vraiment. Où est Gaspard ? Il va s’apercevoir que je ne suis plus dans la maison… C’est lui qu’ils vont chercher à éliminer.
— Pas certain… Craonne plutôt. Mais pourquoi étiez-vous sortie ?
— Pour vous voir, on m’avait appelée, un jeune homme à la voix qui tremblait un peu, un de vos amis, qui s’est présenté comme un historien de l’art italien, un intervenant du colloque… »
Pénélope se sent trahie, abandonnée. Comment avait-elle pu tomber dans un piège si évident ? Pauvre fille. Carlo la manipulait. Mais que venait-il faire dans cette histoire, quel intérêt avait-il à tout cela ?
Elle se sent vide, trop fatiguée pour réfléchir de manière logique. Elle doit faire un effort violent pour cesser en deux secondes d’être vaguement amoureuse de ce Carlo, pour le regarder comme son ennemi. Il avait voulu passer trois heures dans ses bras, dans cette chambre ridicule, pour la jeter à l’eau le soir même. Elle était incapable de croire que c’était vrai. Et qui les avait repêchées ? Qui avait voulu qu’elles aient la vie sauve ?
On voulait leur faire peur. Mais pourquoi Carlo ? Et quand il faudrait tout raconter à Wandrille, lui expliquer… Il la mettra à la porte, c’est sûr. Ils vont rompre. Et ça sera sa faute. Et ça sera bien fait. Et pas de quoi pleurer.
Pénélope finit, à bout de fatigue, par tout raconter à Rosa : les confidences de Craonne, le Rembrandt disparu, la nuit passée avec Carlo qui était en fait un après-midi, sans donner trop de détails quand même, elle était consentante, bien sûr, mais rétrospectivement c’était comme s’il l’avait obligée à faire ça. Elle raconta les soupçons qu’elle avait nourris successivement envers Gaspard, envers Craonne, envers Wandrille lui-même, une fraction de seconde.
Surtout, elle ne comprend rien à cette histoire. Rosa l’écoute avec passion et ne l’aide pas beaucoup. Elles ont oublié le décor, Versailles, les gardiens et le public qui vont arriver dans les minutes suivantes. Pénélope s’effondre. Elle se livre et laisse comprendre à la Vénitienne que depuis ces derniers jours, elles ont beaucoup parlé entre elles et que Pénélope s’était bien gardée de lui livrer le fond de cette affaire.
Pénélope se reprend, pour la dixième fois depuis une heure : il faut se battre. Wandrille a vu qu’elle avait disparu, Gaspard a certainement signalé l’absence de Rosa dans le palazzo , elles devraient maintenant voir apparaître celui qui les a sauvées — qui ne leur veut pas que du bien, et qui doit avoir à sa disposition tout un réseau, pour entrer comme cela dans la galerie des Glaces. Et il y a de fortes chances que ce soit celui qui depuis le début cherche ce tableau de Rembrandt, le veut, et a besoin de les faire parler. Si on les a sorties de l’eau, c’est pour apprendre ce qu’elles savent. Elles détiennent des informations que leur ravisseur n’a pas, donc des armes. Mais lesquelles ? Il faudra le moins possible parler devant lui. Attendre ses questions. Les éluder. Gagner du temps. Il doit se dévoiler. À ce petit jeu psychologique, Pénélope sent qu’elle pourrait être assez bonne — si elle n’avait pas ce mal de crâne, si elle n’avait pas pris un bain d’eau glacée.
Rosa se lève, la regarde, change de visage.
Pénélope écoute médusée la romancière si célèbre, l’icône littéraire de la télévision qui s’avance vers une des portes de la galerie, sort une clef de sa poche, ouvre, et déclare :
« J’ai entendu ce que je voulais entendre et je vous remercie, mon petit chat. Vous êtes très mignonne. Juste un peu naïve, mais ça s’arrangera. Comme vous avez dû le voir à de nombreux détails, ici ce n’est pas Versailles, je ne suis pas Rosa Gambara, et vous n’êtes peut-être pas non plus Pénélope Breuil. »
Pénélope ne pense plus qu’elle rêve. Elle pense qu’elle est devenue folle. C’est le réel, elle s’est libérée vaille que vaille de toutes ces cordes, elle est à terre, elle a mal. Debout, la femme en robe noire qui lui parle a le visage dur, un sourire qui n’est plus tout à fait celui de Rosa, sa nouvelle amie, qu’elle commençait à apprécier, qu’elle trouvait si chaleureuse. Cette femme s’en va. Elle claque la porte et la laisse seule.
Pénélope se lève.
C’est elle, Rosa Gambara, cela ne fait aucun doute, pourquoi veut-elle lui faire croire qu’elle est une autre, et lui dire qu’elle n’est plus elle-même ? Pénélope ne tombera pas dans le piège, tout cela est une mise en scène pour lui faire perdre la raison. Il en faudrait plus. Pénélope compte sur son esprit rationnel, qui ne lui a jamais fait défaut. Elle voit flou, elle n’a plus qu’une lentille de contact, une chance encore, heureusement qu’elle les avait mises pour aller rejoindre Carlo cette nuit… Carlo ! Si elle y était allée en lunettes, elle les aurait perdues, elle serait encore plus égarée. Elle ferme un œil. Il faut commencer par le plus simple. Avant « que faire ? », « pourquoi ? », « comment s’en aller ? », il y a « où suis-je ? ». Elle se met à la fenêtre au centre de la galerie et regarde les jardins.
Ce paysage n’est pas celui de Versailles. Elle l’a déjà vu en photo. Elle n’a aucun doute. Ce lac à l’horizon, ces sculptures, ces bouquets d’arbres qui ne montrent aucun des stigmates de la tempête de cet hiver…
Pénélope comprend : elle est dans ce célèbre château de Herrenchiemsee, en Bavière, cette folie construite par Louis II pour surpasser Versailles, sur une île, avec une galerie des Glaces plus vaste, où il pouvait tout à son aise dialoguer avec ses fantômes préférés, ceux de Louis XIV et de Marie-Antoinette.
La question est simple. Qui est assez fou aujourd’hui pour jeter une femme dans un canal à Venise, la repêcher, et en une nuit la conduire en Bavière ? D’où une seconde question : dans quel but, que veut-on obtenir d’elle ? Première réponse : celle qui a organisé tout cela, son adversaire qui a tout fait pour qu’elle devienne son amie, à laquelle elle vient de dire absolument tout ce qu’elle savait, sans rien lui cacher, c’est Rosa Gambara. Avec probablement Carlo comme complice. Celui-là, il faudra que Pénélope le tue de ses propres mains et que ses souffrances soient bien lentes et d’une cruauté raffinée. Elle pourrait, par exemple…
Pénélope vient de s’approcher de la porte par laquelle la Gambara est sortie. Elle la pousse. Aucune résistance. Elle est ouverte. Et la première chose qui apparaît, c’est un gigantesque portrait de Louis XIV en costume de sacre dans un grand cadre en pâtisserie.
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