Dans l’entrée du Palazzo Gambara, l’ androne , grande ouverte comme la dernière fois — les touristes s’arrêtent pour faire des photos, mais aucun n’ose franchir le seuil —, les trois ouvriers polonais posent des bandes de scotch sur les plinthes, et ont ouvert un pot de peinture « bleu nankin ». Comment Rosa accepte-t-elle ce brouhaha et un intrus chez elle ? Pénélope s’attendait à ce qu’elle mette Gaspard à la porte pour cause de sans-gêne au bout d’une journée. Il reste, il l’aide, il lui parle. Pénélope n’en revient pas. À moins d’imaginer que cette perverse Rosa le maintienne à domicile pour faire venir Péné. Ce matin, arrivant à l’improviste, pour le plaisir de saluer ses nouveaux amis et de prendre quelques nouvelles, elle les a trouvés attablés comme un vieux couple devant une montagne de petits pains vénitiens.
Pénélope et Gaspard s’entendent bien. Il est drôle avec ses questions directes. Personne ne l’interroge jamais sur elle. Pénélope, sans défense, répond. Elle ne sait pas si c’est parce qu’elle éprouve de l’amitié pour ce garçon, si elle est en train de tomber amoureuse, ou si elle aime l’idée que ce qu’elle lui raconte sera un jour utile pour ses romans. Pénélope aimerait bien devenir une héroïne de roman. Avec ces professionnels de l’autofiction, qui vous racontent tout ce qu’ils voient à l’arrêt de bus, chacun a sa chance. Rosa presse des oranges et relance la machine à café. Elle ne dira rien, c’est sûr. Que sait-elle au juste ? Elle connaît Craonne, elle a forcément été initiée à la cachette du fortin — Crespi affirme qu’elle est la seule femme membre du cercle —, elle doit tout savoir du Rembrandt, ou peut-être pas. En vieille Vénitienne, elle connaissait aussi certainement Lamberti, son voisin, elle n’a pas dit un mot de la mort violente du restaurateur, qui pourtant est dans tous les journaux. Elle ne s’occupe que de son émission, de parler d’elle-même et des guerres qu’elle engage contre ses adversaires, ses rivaux, ses amis. Ce matin, elle reprend sa ritournelle contre Rodolphe Lambel, cette planche pourrie, qui ne veut plus d’émission à la Villa Médicis.
Gaspard écoute vaguement, relance un peu, et parle à Pénélope de son enfance malheureuse et maltraitée. Il teste sur elle sans doute quelques-unes des heureuses formules qu’il a écrites la veille ou qu’il écrira cet après-midi sur la terrasse. Relevant sa mèche, pendant que Rosa était retournée chercher du pain à l’office, il avait fini par lui avouer : « Je crois depuis mon enfance que je suis plus intelligent que les autres. En comparaison, ma beauté physique me semble ridicule. Je déteste qu’on m’en parle. »
Pénélope se dit qu’elle avait eu raison de s’abstenir. En une phrase, le joli Gaspard vient de s’éliminer lui-même de la liste des prétendants à l’après-midi d’adultère. Elle en est presque soulagée. Elle se sent protégée. Le studio de Carlo est très loin, elle n’aura jamais le temps de l’y rejoindre sans éveiller l’attention, et il n’est pas question qu’elle affronte avec lui le portier de la Pensione Bucintoro pendant l’absence de Wandrille. D’ailleurs elle ne lui téléphonera pas. La morale sera sauve.
Rosa donne des instructions aux troupes polonaises. Gaspard est repassé dans sa chambre chercher son ordinateur. Mène-t-il lui aussi son enquête ? Est-il installé ici à demeure dans le but de faire parler Rosa ? Seule sur le toit du palais Gambara, prise d’une inspiration subite, Pénélope appelle la secrétaire du président du Louvre. C’est une femme qu’elle aime bien, et qu’elle connaît depuis l’époque de son stage au département des antiquités égyptiennes. Elle a un service à demander, une chose toute simple, toute bête, à vérifier.
13
Où l’on voit que le Bucentaure peut encore être bon à quelque chose
Venise,
mardi 30 mai 2000
Carlo attend Pénélope à l’entrée du Musée naval, c’est-à-dire juste à côté de l’hôtel Bucintoro. Il a bien fait de l’appeler, il a hésité toute la matinée. Elle était repassée à son hôtel. Il était dans les réserves de son musée. Deux édifices voisins.
Le musée est idéal pour des rendez-vous d’espions, il est presque sans visiteurs. Pourtant, dès le vestibule, se trouve un chef-d’œuvre, le monument au doge Angelo Emo sculpté par Canova. Le prince des sculpteurs italiens a réussi une prouesse incroyable, il a matérialisé dans le marbre les vagues de la mer avec leur écume. C’est ici que travaille Carlo, qui avait rêvé d’abord d’être architecte naval, avant de devenir historien de la marine vénitienne. Il a bien le droit de raconter un peu sa vie lui aussi.
Pénélope décida dès les premières salles que ce Museo storico navale serait son musée vénitien préféré — même si elle n’avait pas visité vraiment les autres, et si le fabuleux musée Fortuny, avec ses sublimes tissus, lui manquait encore. La liste des invraisemblables merveilles qu’elle découvrait l’enchantait : un bathyscaphe digne de celui de Tryphon Tournesol dans Le Trésor de Rackham le Rouge , un étage entier où l’on expose des gondoles sans touristes, dont celle de Peggy Guggenheim, à ses initiales, donnée en 1979, une collection de coquillages unique au monde « léguée par M meRoberta di Camerino », proclame une plaque — elle avait dû commencer quand elle était petite fille —, une salle entière consacrée aux liens entre la marine suédoise et la marine italienne — Pénélope ignorait tout —, la machinerie du yacht Elettra qui appartenait à Marconi, l’inventeur de la télégraphie sans fil et d’une recette de haricots « à la Marconi », sans fil eux non plus, et, sublime rareté dans un coin le buste en marbre du frère Alberto Guglielmotti (1812–1893), auteur d’une monumentale Histoire de la marine pontificale parue en 1856, qui depuis la barque de saint Pierre n’oublie aucun des bateaux des papes. Un saint homme.
« Là, un buste de Napoléon ! Tu as vu, Carlo, la taille du socle, vous êtes gonflés, il faut presque s’accroupir pour le voir.
— On l’a mis à taille réelle. Ça devait faire cette impression-là quand on le rencontrait. Mais regarde, là-bas, on a l’encrier avec lequel il a signé le traité de Campo Formio, avec plume d’époque, c’est un petit musée napoléonien caché ici, tu sais…
— Vous avez le génie des statues à double entente, j’avais déjà repéré le socle du Colleone , tellement haut qu’on ne voit plus son visage.
— Mais non, tu interprètes mal, c’est pour le rendre plus sublime. Tu soupçonnes les Vénitiens des pires intentions à ce que je vois, il est temps que tu changes d’avis ! »
La maquette du dernier bateau de parade des doges de Venise se trouve au centre de la salle voisine. C’est le vice-amiral marquis Amilcare Paolucci delle Roncole qui l’a fait faire, l’objet est aussi chatoyant que le nom de son commanditaire. Le Bucentaure a été éventré en 1798, transformé en prison flottante, détruit en 1824, brûlé sur l’île de San Giorgio. Le trône du doge se trouvait à l’arrière. Carlo est intarissable. Pour une fois qu’il a Pénélope pour lui tout seul. Après une guerre de douze jours, Venise est tombée le 12 mai 1797. Pénélope se dit qu’elle tiendra peut-être moins longtemps. L’année suivante, en janvier, à la suite du traité de Campoformio, Bonaparte, à qui l’humiliation de voir Venise soumise ne suffisait pas, la donne aux Autrichiens. Dès 1801…
Pénélope cesse d’écouter.
Carlo voyant son regard vague passe à l’attaque. Devant le Bucentaure , il lui prend la main, l’attire à elle, l’embrasse avec plus de fougue que n’en mit aucun doge à célébrer ses fiançailles avec les flots. Pénélope, chavirée, ne s’y attendait qu’à moitié, ou plutôt n’osait s’y attendre. Elle lui enlève ses lunettes à ce grand garçon, pose sa tête contre son pull marin en coton. Ils sortent ensemble en adressant un clin d’œil au doge Angelo Emo.
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