Décidément, cet homme est capable de cruautés. À l’étage, dans la chambre de Monet, tendue de drap blanc, comme à l’époque, les œuvres ont été accrochées il y a peu, selon le même principe. Les amis, Caillebotte, Renoir, Jongkind, mais aussi les grands inspirateurs, deux aquarelles de bord de mer de Delacroix, un Boudin, un Manet — et la suite de l’aventure, avec Signac… C’est le musée personnel de l’artiste, autour de son lit. Devant la grande fenêtre, son bureau à cylindre, digne d’un château.
Dans le jardin de Giverny, Fujiwara a réintroduit les poules, en particulier les faisanes japonaises offertes par Clemenceau, après lesquelles Alice Monet courait quand elles s’échappaient — et même un coq qui, comme tous ses semblables, croit que le soleil se lève parce qu’il chante.
Il éclate de rire : « Pour les poules et pour les fleurs aussi, nous avons dû remplacer les originaux par des équivalents ! Je vais vous montrer les serres, c’est là que tout se prépare, j’ai les meilleurs jardiniers du monde ici, des artistes… »
Wandrille prend très à cœur son travail, il note les réponses du maître sur son calepin, mais évite les questions que Pénélope veut poser, qui éveilleraient l’attention : « Avez-vous beaucoup de bonnes sœurs parmi vos visiteurs ? », « Connaissez-vous des milliardaires américaines engagées dans la fabrication de meubles écologiques ? » et autres « Vous détestez vraiment Antonin Dechaume, parce qu’il dit de son côté beaucoup de mal de vous, et sa Paprika de femme pire encore, non ? ».
La torture a commencé pour Wandrille devant les premiers massifs : Fujiwara, sentant bien qu’il a devant lui le pape de la grande presse jardinière, déclenche le quiz floral. Wandrille, qui commence par confondre azalées et rhododendrons, s’embrouille au sujet des pavots avant d’être interrogé sur le début des iris, plus tardifs cette année — il confirme, sourcil froncé. Il élude de justesse une demande de conseils au sujet des delphiniums et se rattrape en admirant les glycines, qu’il a su reconnaître. Il ne va pas falloir que ça dure trop longtemps. Il murmure que tout est une question d’ensoleillement et que le résultat ici est ce qu’il a pu voir de plus beau en Europe.
Très concentré, tandis que Pénélope photographie, il articule des questions pour faire diversion en regardant bien en face le vieux Fujiwara, qui est un peu sourd :
« Avec Clemenceau, comment s’étaient-ils connus ?
— Au temps de la vache enragée, vous dites ça en français, j’aime beaucoup. Clemenceau était étudiant en médecine et Monet gâchait des toiles, sans arriver à rien. Ils avaient un ami en commun, un journaliste, qui les avait fait se rencontrer dans une brasserie de la rue des Martyrs. C’est le petit monde des républicains qui haïssent Napoléon III et veulent tous être Victor Hugo ou rien. »
Kintô Fujiwara parle ce français littéraire qu’on enseigne si bien à l’université de Tokyo et il articule à la perfection.
La journée de Kintô est chargée, il n’a plus qu’une dizaine de minutes à consacrer à Pénélope et Wandrille. Le groupe qu’il doit accueillir ce matin en personne est un groupe de compatriotes, ils représentent les amis de la maison de Monet de Kitagawa, dont certains sont ses amis d’enfance, sa vraie famille, lui qui est le Monet du Soleil levant.
« Mais avant j’ai une corvée qui m’attend. Le directeur des collections du Mobilier national vient en personne. Vous savez, cet endroit où on garde les meubles qui appartiennent à la France et où on continue à faire des tapisseries, je ne sais pas si vous connaissez…
— Vaguement, fait Pénélope, vaguement inquiète.
— Ils emploient des tisserands qui travaillent à l’ancienne, mais ils leur donnent des modèles contemporains. Il y en a un qui est devenu fou, dit-on, après avoir tissé un Soulages de quatre mètres de long, la moquette noire la plus coûteuse du monde, mon cher Pierre Soulages, il a fallu quatre ans pour la finir, et le pauvre tisserand depuis se repose. Mais pardon, je suis horriblement méchante langue. Aujourd’hui, ils viennent me prendre mon beau bureau à cylindre, et le directeur se déplace en personne. Je ne sais pas pourquoi.
— Votre bureau n’appartient pourtant pas aux collections du Mobilier national ? fait Pénélope, au risque de se trahir.
— Non mais ils ont son jumeau, du même ébéniste. Ils veulent faire une confrontation. Je n’ai aucune raison de m’y opposer. Notre bureau va s’absenter une petite semaine, ce n’est pas bien grave. Mais c’est toute une affaire de déménager ce mastodonte, ça pèse le poids d’un ou deux cercueils. Il faut l’emballer entièrement, le sangler dans le camion, et pendant ce temps-là je vais devoir faire la conversation, vous pouvez me plaindre… Ils sont en train de restaurer le leur en urgence, je ne sais pas pourquoi, ils en ont des dizaines, ça ne pressait pas… »
Cette fois, c’est Wandrille qui pique du nez et évite de se tourner vers Pénélope.
Au bout du jardin, la grande grille verte vient de s’ouvrir. Et Pénélope entend une voix familière et bafouillante qui demande qu’on l’excuse d’être ainsi en avance et reconnaît en un instant la silhouette de son directeur, à qui elle n’a aucune envie d’avouer son escapade, ni de présenter son petit fiancé.
Paris, samedi 25 juin 2011
« La Fayette, nous voici ! »
La victoire de 1918, les Américains l’ont fêtée à Picpus. Avec du champagne, sur la tombe du général La Fayette, et la bannière étoilée. Ensuite ce vénérable drapeau est resté là, à l’intérieur du cimetière et il a flotté au cœur de Paris sans que ça se sache durant toute la Seconde Guerre mondiale.
Picpus est un cimetière privé, ce qui est rare, adossé à une communauté religieuse. Il appartient aux descendants de ceux qui ont acheté ce terrain au début du XIX e siècle. À cet emplacement, il y avait deux fosses communes, où on avait enseveli sous la Révolution les corps des guillotinés exécutés non loin, à la barrière du Trône. Ceux qui ont acheté étaient les familles des victimes, et leurs descendants peuvent toujours s’y faire inhumer. Pénélope découvre : une église très simple, Notre-Dame-de-la-Paix, avec deux immenses plaques composées de carreaux de marbre assemblés où, en petits caractères, sont gravés les noms des guillotinés.
Elle regarde, il y a quelques noms historiques, Noailles — la femme de La Fayette était une Noailles, c’est pour cela que « le héros des deux mondes » a sa tombe à Picpus —, Durfort, Montmorency, La Rochefoucauld, mais il y a aussi des noms moins célèbres : Roger, Parant, Jacquinet dit Monte-au-Ciel… Ce sont les plus nombreux… Il y a même, coïncidence sans doute, un Monet, qui était prêtre — car parfois il y a une indication de profession : instituteur, employé au Mont-de-Piété, boulanger, cuisinière, marchand de toiles et marchand de vin…
Un homme chauve et souriant s’est approché de Pénélope, pour lui expliquer qu’il n’y a pas de messe ce soir et que l’église va fermer. Elle se présente :
« Pardonnez-moi, j’ai dû me tromper d’entrée, je n’étais jamais venue. Je suis une conservatrice du Mobilier national, aux Gobelins, je viens apporter des documents à sœur Marie-Jo, qui me les a demandés en urgence pour un travail qu’elle doit finir. J’ai ce dossier de photographies à lui remettre.
— Oh, les chères sœurs, heureusement qu’on les a ! Je suis le gardien de Picpus, soyez la bienvenue. Sœur Marie-Josèphe, vous n’avez pas été mise au courant ? Vous savez, les sœurs sont de l’autre côté du mur, elles sont très occupées, elles donnent des cours, elles gèrent les missions à travers le monde ! On va demander à la supérieure, elle est au cimetière en ce moment. Il y a des travaux de restauration dans une des chapelles… Venez. Vous savez des choses pour Marie-Jo ? »
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