Elle propose à voix basse à Pénélope de la conduire dans la cellule de Marie-Jo. Le policier qui est venu a fait un petit tour, sans même prendre de photos, tout lui a semblé normal. Il y aura peut-être des indices, dans les dossiers et les livres qu’elle a laissés sur sa table, ce serait bien qu’une historienne de l’art regarde ça. Et puis, comme cela, elle laissera sur sa table les documents qu’elle avait apportés.
« Marie-Josèphe est un trésor pour nous, continue la supérieure en faisant claquer ses sandales sur les tomettes, elle fait tout pour nous impliquer dans son travail, alors que nous ne connaissons rien à la peinture. Elle nous parle de Monet. La semaine dernière, elle a même organisé une projection, dans notre réfectoire. Ça nous a passionnées. Elle nous a montré Ceux de chez nous , de Sacha Guitry, vous savez ce film incroyable pour lequel il est allé chez Monet, chez Renoir, avec même le vieux Degas qu’il a attendu sur le trottoir parce que ce ronchon ne voulait pas entendre parler de la caméra. Elle nous a fait participer à une expérience. Elle a profité de ce que nous avons ici sœur Ange-Pascale, qu’on laisse toujours un peu à l’écart, je l’avoue, elle n’a pas bon caractère, et elle est sourde. Elle vient d’une très bonne famille. Eh bien, Marie-Jo a su faire de cette pauvre Ange-Pascale, toujours tellement renfrognée, la reine de la soirée ! Ange-Pascale a appris à lire sur les lèvres depuis qu’elle est toute petite…
— Formidable ! Elle lui a demandé ce que dit Monet ?
— On avait toutes peur que ce soit des horreurs. Renoir était très cru, paraît-il. Grâce au Ciel, c’est très décevant : il s’adresse à son fils et dit des choses comme : “Claude, apporte-moi ma palette, mes pinceaux…”
— Et Monet ?
— C’était difficile. À cause de la barbe. Il parle de recettes avec sa bonne semble-t-il, il dit, je crois : “ma nappe sur la table de la cuisine”, ça n’a pas grand intérêt, on a été déçues… Mais quelle émotion ! Nous étions les premières à entendre Monet, vous vous rendez compte ! Aucun historien de l’art, nous a dit Marie-Jo, n’avait eu cette idée toute simple de montrer ce film à une personne déficiente auditive. Ange-Pascale s’est sentie utile, pour une fois, j’étais si contente. Ah, tenez, on arrive, voici la cellule… »
Le bureau de sœur Marie-Jo, à côté de son lit et de la petite fenêtre qui donne sur le mur du cimetière, est parfaitement rangé. Des volumes en bon ordre sur l’étagère, les deux éditions successives du catalogue de l’œuvre de Claude Monet, des dossiers avec des étiquettes au dos consacrés à toutes les années de la carrière du peintre, rien d’anormal.
Sur le bureau, une enveloppe de papier kraft est posée.
« Elle est arrivée le surlendemain de sa disparition, juste après le passage du policier. Vous croyez que j’aurais dû rappeler le commissariat du XII epour le dire ? Ce n’est pas important, c’est lié à ses recherches évidemment, je n’ai pas osé l’ouvrir, ça vient de M. Wallenstein. Regardez, vous, vous êtes de la partie. »
Pénélope n’hésite pas. À l’intérieur elle trouve une carte de visite avec le nom barré et deux lignes : « Voici une photocopie du cliché que notre homme va vous soumettre quand vous le rencontrerez à Monaco, il me l’a envoyée aussi à moi. Ça semble OK. Votre avis ? »
La photographie montre le salon-atelier de Giverny, les canapés, la petite table, la grande fenêtre et les tableaux accrochés sur tous les murs. Pénélope est devenue tellement amie avec la supérieure de Picpus qu’elle a même obtenu le droit de l’emprunter. Elle sort de ce jardin sacré emportant la bénédiction d’une sainte femme, sa mauvaise conscience, et une importante pièce à conviction.
11
« Mon fiancé, c’est Claude Monet »
Paris, samedi 25 juin 2011
« Signé Picpus !
— Tu veux dire, Wandrille ?
— C’est le titre d’un Maigret, je te le prêterai, une histoire de voyante assassinée rue Caulaincourt. »
Dans l’appartement de Wandrille, Pénélope joue, pour lui faire peur, à imaginer à quoi ça ressemblera quand, jeune mariée, elle y aura installé ses affaires.
Wandrille est entré dans sa période « no logo », il découd les étiquettes de ses polos, s’achète des jeans sans marque qui coûtent le double. Il a décidé de s’affranchir de l’esclavage publicitaire. Pénélope s’était assez moquée de son goût pour Paul Smith et autres A.P.C., tout est parti chez les chiffonniers d’Emmaüs. Wandrille est un homme libre, et quand Pénélope arrive, il est en T-shirt blanc et pantalon vert pomme acheté dans un troc qui s’appelle Chercheminippes rue du Cherche-Midi, dégriffé de pied en cap.
Sans cérémonie, Pénélope met sur la table les trésors qu’elle vient de trouver.
Une photo prise par la malheureuse Marie-Jo dans une sorte de grenier, ou de caverne, et la photocopie du cliché fait chez Monet. Wandrille lui confirme tout de suite que c’est exactement le format de la photo qu’il a aperçue de loin dans les mains de l’homme au blouson, à la terrasse du Café de Paris. Il reconnaît même l’ombre blanche au centre, qui correspond à la fenêtre de l’atelier.
« Bon, mon Wandrille chéri, laisse parler ta fiancée historienne de l’art, spécialiste de Giverny depuis au moins huit heures, tout est simple. La photo que m’a confiée la mère supérieure est sans appel. Il s’agit bien de l’atelier de Monet, tout désigne une photo ancienne, avec ses bords dentelés. On y voit au centre, bien en évidence sur cette espèce de boîte en bois, un magnifique paysage, pas très grand, avec la mer et des rochers, dans une palette assez pâle, qui a toutes les chances d’être une vue de Monaco. Mais la photo a été faite trop vite. Sur la partie droite, il y a un tableau qui dépasse de quelques millimètres, on en voit le bord, regarde. J’ai reconnu En canot sur l’Epte , ça te dit quelque chose ? Ce tableau n’a jamais été à cette place ! C’est le tableau qui remplace les nymphéas que Fujiwara n’a pas eu l’autorisation de faire reproduire par ses petites mains surdouées de la galerie Troubetskoy. Cette photo est un vrai-faux, très habile. Elle a bien été faite dans le salon-atelier, avec un appareil ancien, on y croit… Sauf que l’accrochage est celui qui vient d’être reconstitué. Au mur, ce sont les répliques des tableaux installées il y a peu, à la plus grande rage d’Antonin Dechaume, pas les originaux.
— On cherche à donner un pedigree à l’œuvre, elle a été introduite dans cette pièce le temps d’une photo, qui suffirait à l’authentifier. Fujiwara n’est pas dans le coup : il n’aurait jamais laissé En canot sur l’Epte visible.
— Ça veut dire aussi que Thomas Wallenstein l’avait regardée assez vite, ou qu’il ne connaît pas en détail les nouveaux aménagements de Giverny, quand il a envoyé ça avec son petit mot d’accompagnement, que j’ai pu lire, à sœur Marie-Jo.
— C’est très malin de placer un tableau faux dans un décor qui l’authentifie, ça le “documente”. Et cette fausse photo ancienne a dû être faite avec une pellicule argentique dans un appareil à chambre des années 1910, c’est absolument génial. On y croit. J’imagine que peu de gens à Giverny remarquent le remplacement des Nymphéas bleus par En canot sur l’Epte . »
Le fameux cambriolage de Giverny, que Dechaume a raconté à Pénélope, au cours duquel on n’a rien pris, c’était cela.
Une silhouette en noir est entrée de nuit, avec un tableau, a fait la photo et a eu le temps de repartir…
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