La réponse, qui arrive immédiatement, est un mystère de plus : « Mais enfin Wandrille ça voudrait dire que je me suis remise à mon piano, je n’ai rien joué depuis des années. Bisous. Sophie. »
Et Pénélope qui n’est toujours pas sortie de chez ce sculpteur !
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Quand Antonin Dechaume règle ses comptes
Paris, vendredi 24 juin 2011
« Je vous avais gâtée, Pénélope : vous aviez comme voisine la personne au monde qui sait le plus de choses sur Claude Monet.
— La bonne sœur, vous me l’avez dit, mais pourquoi ?
— Une petite sœur de Picpus, un peu de respect, la crème des religieuses parisiennes. Sœur Marie-Josèphe a soutenu une thèse en Sorbonne, en histoire de l’art, sur les archives Monet : Monet a laissé tous ses livres, qui sont à Giverny, chez Kintô Fujiwara, reliés en rouge comme dans une bibliothèque municipale, on n’a pas idée… Mais surtout le plus intéressant, les documents, les lettres, les comptes, que je possède, chez moi !
— Chez vous ?
— Façon de parler, tout est dans des classeurs, à la réserve, au sous-sol de Marmottan : les carnets, les brouillons de sa correspondance, les cartes postales, mais surtout les photographies. Les photos, on les connaissait depuis longtemps, même s’il y en a une ou deux qu’elle a retrouvées, c’est à partir des vues faites à l’intérieur de la maison que ce Japonais de malheur a fait copier les œuvres pour les replacer exactement où elles étaient au temps de Monet. Enfin presque, parce que tous les collectionneurs n’ont pas donné leur autorisation. Vous irez voir, là-bas, il y a un pan de mur où la restitution est approximative… »
Dechaume explique enfin ce que la rencontre de ces deux femmes avait d’invraisemblable l’autre soir. C’était suffisant pour provoquer un court-circuit, au sens propre comme au sens figuré.
Les méthodes de l’Institut de recherches Wallenstein ne sont pas celles qu’utilisent habituellement les conservateurs pour établir le catalogue raisonné d’un artiste. Elles s’accompagnent de grandes précautions, car beaucoup de faux Monet circulent, peut-être parce que c’est un artiste qu’il est assez facile de copier. Le protocole d’attribution des œuvres à l’artiste a été établi à l’occasion de la première édition du catalogue, qui avait demandé quinze ans de travail secret. La famille Wallenstein est très riche, l’aïeul avait une réputation d’homme incorruptible : ce n’est pas en l’invitant à la campagne, en lui offrant des voitures et des croisières qu’on pouvait espérer faire entrer un « Monet » de plus dans le catalogue en cours.
Deux enquêtes parallèles sont faites pour chaque toile. Une enquête dans les archives : provenance, liste des divers propriétaires, jusqu’aux mentions de l’œuvre dans les témoignages et les lettres, les catalogues d’expositions du temps de l’artiste, la présence du tableau dans les fameuses photographies faites à Giverny. Le noyau dur des toiles d’Orsay et de Marmottan ont ainsi, évidemment, des pedigrees impeccables. En parallèle, même pour les peintures dont la traçabilité ne permet aucun doute, un autre expert travaille, mais sans aucun document. Il dispose de l’œuvre pendant une semaine, et l’étudie à la loupe : macro-photographies, prélèvements de particules de peinture sur les bordures, analyses de laboratoire, lampe de Wood pour voir si sous l’œuvre visible ne s’en cache pas une autre. Au cours des années, les méthodes ont progressé et le catalogue se précise, au fil des réimpressions et des examens.
Les deux dossiers d’expertise parvenaient sur le bureau de M. Wallenstein, et il tranchait. Quand il y avait désaccord, c’est lui qui d’un coup d’œil — mais quel œil, infaillible — disait sans avoir à se justifier « oui » ou « non ». Il était haï par nombre de galeristes, de commissaires-priseurs, de collectionneurs américains qui avaient acheté des Monet un peu vite dans les années 1930 ou 1940.
Aujourd’hui, son petit-fils Thomas applique la même méthode. Et durant des années, Antonin Dechaume avait cherché à savoir qui étaient ses experts.
« Vous ne pourrez pas deviner », avait dit en riant Thomas Wallenstein.
Dechaume y était pourtant parvenu. Il avait compris sans peine que la plus régulière à fréquenter la documentation du musée et à demander à voir des pièces conservées dans la réserve était la personne qui avait le moins l’air d’un expert, cette petite sœur Marie-Jo dont le concierge du musée disait : « Celle-là, toujours en anorak, elle vient avec sa bonne humeur et son carnet de chants. » C’était elle, l’espionne de l’Institut Wallenstein, incorruptible et dévouée à sa mission.
Pour identifier l’expert technique, celui qui devait disposer d’un laboratoire, Dechaume avait longtemps hésité. Il pensait qu’il fallait chercher du côté du Centre de recherches des musées de France. Il avait pensé plutôt à un homme, qu’il imaginait en blouse blanche devant une loupe binoculaire.
Il avait compris très tard, dit-il, le soir même du dernier vernissage, en voyant arriver Carolyne Square, qui avait laissé échapper, à propos de sa fabrique de meubles, « mon laboratoire ». Le mot lui semblait curieux. Il s’était souvenu que c’était Wallenstein qui la lui avait présentée, qu’elle avait donné un bon chèque pour les « American friends » du musée, mais surtout que cette passionnée semblait tout savoir, et ne collectionnait pas.
En se disant que ce ne pouvait être qu’elle, il avait aussi compris qu’il venait de provoquer la rencontre entre ces deux entités complémentaires qui — Wallenstein serait entré dans une rage jupitérienne s’il avait su — ne devaient jamais se connaître.
Pour que les expertises soient parfaites, il importait qu’elles ne communiquent jamais ensemble, qu’elles ne puissent pas s’influencer, et surtout qu’elles ne sachent même pas qui était « l’autre ».
Dechaume avoua à Pénélope qu’il avait compris quand il les avait regardées de loin, se rapprocher l’une de l’autre, se scruter sans en avoir l’air, à la dérobée — et qu’il avait compris qu’elles avaient compris…
Le mal était fait, et après tout était-ce si grave ? L’idée de faire un peu enrager Thomas Wallenstein, avec ses éternels mystères, l’amusait. Elles avaient parlé d’abondance. On ne les avait plus revues.
Impossible de dire si cet homme est en train de mentir ou non. Le montrachet n’aide pas Pénélope à choisir entre les deux hypothèses.
L’histoire est assez invraisemblable pour être vraie — mais Pénélope, en bonne historienne, sait bien que deux chercheurs qui travaillent dans le même domaine finissent toujours par se croiser : archives communes, amis communs qui font des dîners, machine à café de la Bibliothèque nationale, collectionneurs qui souhaitent organiser des confrontations de points de vue… Que Dechaume ne les ait jamais vues ensemble avant ce fameux soir, et qu’aucune des deux n’ait soupçonné l’identité de l’autre, peut-être, mais bon… Pénélope choisit de continuer de faire la gourde, et d’écouter. Carolyne Square a été assassinée le lendemain.
Ce qui excite le vieux Dechaume dans cette histoire, ce qui le fait enrager, c’est de ne pas avoir pu bavarder avec elles. Il avait été obligé, avec Paprika à ses côtés, de jouer son rôle de maître de maison. Il aurait voulu leur soumettre ses idées sur Monet, se passer de l’intermédiaire Wallenstein, profiter de ce que Thomas Wallenstein, retenu à New York, n’avait pas pu être à ce dîner. Il avait même prévu de changer de table au moment du dessert, pour aborder avec elles quelques sujets délicats, sa petite liste des « mystères Monet », en arrosant la tarte aux pommes de calvados.
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