La Nathalie s’arrête de clamer pour gerber ; comme on ne parle pas la bouche pleine, ça nous vaut un silence opportun.
J’entraîne la petite vers le fond de l’apparte, là qu’on trouve l’office où tout est parfaitement en ordre. Elle se laisse tomber sur un tabouret. Je lui passe un linge pour qu’elle s’essuie et lui sers un verre de Badoit dont je trouve une bouteille dans le frigo. Après quoi, je retourne à l’entrée et constate que la porte donnant sur le palier n’est pas complètement fermée.
Aucune trace de sang. Nonobstant ce bras, tout est indiciblement propre.
Du regard, je cherche un téléphone, le trouve et tube au burlingue. Je tombe sur Jérémie Blanc.
— Oh ! c’est toi, monsieur le directeur ! fait mon valeureux adjoint.
— C’est moi et ça urge. Envoie-moi de toute urgence à l’adresse que voilà, un gars de confiance muni d’une valise de dimension moyenne et d’un grand plastique. C’est tellement pressé que le mec devrait déjà être ici.
Quelqu’un de livide paraîtrait rubicond, comparé à la douce Nathalie. Elle a les lèvres retournées à l’intérieur de la bouche, les ratiches qui castagnettent et un regard si mort qu’il ressemble à deux fois le sigle du dollar.
Pour lui redonner des couleurs, je tapote ses joues.
— Allons, allons, remettez-vous, mon petit chou.
— Mais… comment voulez-vous ! objecte la douce enfant.
— Certes, je me rends compte que cette chose inouïe puisse vous démanteler le système nerveux, lui dis-je, néanmoins il faut faire front !
Son haussement d’épaules me répond que « j’en ai de bonnes ».
— Ça vient d’où ? demande-t-elle d’une voix moins vaillante que celle de son papa, naguère.
— Un fou ! raisonné-je. Un fou, ma chérie, je ne vois pas d’autre explication. Il y a un détraqué dans le voisinage, peut-être même dans cet immeuble, qui sait ? Ce dément a commis un meurtre et a découpé sa victime dont il va déposer les affreux reliefs au gré de sa dinguerie. Vous aviez bien refermé la porte quand vous m’avez reçu, tout à l’heure ?
— Bien sûr. Enfin, je crois, oui, j’étais si émue par votre visite…
Cher petit ange ! Pour récupérer sa bouche retroussée, je lui place une ventouse gourmande ; rapide, mais efficace.
— J’ai téléphoné à mes services. Quelqu’un va venir chercher ce… cette chose et l’emportera chez le médecin légiste. Je ne pense pas que votre tapis soit beaucoup taché ; après une sérieuse application de K2 R il n’y paraîtra plus.
— Alors il n’y aura pas d’investigations ici ?
— Vous avez suffisamment de tourments en ce moment, Nathalie.
Elle prend ma main de ses deux siennes et la porte à ses lèvres retrouvées pour la baiser, ce que j’achargederevancherai bientôt ; tu me reçois 5 sur 5 ?
Vingt minutes plus tard, on tambourine à la lourde et je vais ouvrir à Sa Seigneurerie Béru 1 er, roi des cons.
Il tient une gigantesque valise et a changé de chapeau. Tu croirais franchement à un numéro de clown ; lui jouant l’Auguste et moi le Pierrot blanc.
— C’est pour un déménag’ment ? demande-t-il.
— En quelque short, réponds-je.
Et je l’entraîne jusqu’au bras arraché.
Il regarde sans broncher. Le Gros, je ne crois pas qu’il existe au monde un spectacle susceptible de l’émouvoir. Il marche le long des charniers comme au bord des pelouses de Bagatelle, et la vue d’un homme éviscéré ne l’empêche pas de déguster son sandwich de voyou (harengs, beurre, cornichons).
— Si je pige tout, faut emporter ce bout d’homme à l’institut médico-réglable ?
— Yes, Sir , je t’accompagnerai ; mais auparavant, je tiens à donner un coup d’œil dans les étages, attends-moi là.
Et me voilà parti dans l’immeuble, la truffe basse, comme un chien de chasse sur le sentier de naguère, examinant attentivement le tapis d’escalier, les paillassons des portes, voire les murs, à la recherche de traces de sang. Balpeau ! La maison est bien tenue et ne comporte même pas un grain de poussière. Une fois parvenu au terminus, j’appelle l’ascenseur ; nouvel examen de la cabine et toujours pas d’indices. Dans mon caberlot, mes pensées font la toupie ronfleuse. Le cas est plus qu’ahurissant : irréel ! Comment peut-on coltiner un relief humain et aller s’en défaire dans un appartement inconnu, au petit bonheur la chance ? Un fou ? Oui, c’est ce qui m’est aussitôt venu à l’esprit ; mais l’explication semble trop facile. C’est le genre « solution bâclée ». L’entourloupe comme il s’en pratique dans tant et tant de polars ! Tu suis les méfaits sanglants d’un assassin et la solution c’est : « l’homme était un fou sanguinaire », point à la ligne, démerde-toi avec ça, papa ! Tu t’es fait une hernie à l’imagination pour en arriver à cette raplaplatitude !
Alors tu parles, en l’eau cul rance, si mon sub regimbe devant une hypothèse aussi piètre.
Je frète l’ascenseur jusqu’au quatrième. Qu’à peine suis-je-t-il sorti de la cage que je vois la porte palière des Masson grande toute verte et perçois les imprécations d’une femme de la bonne société. Je reconnais l’organe d’Agnès, la mère de Nathalie.
C’est après Béru qu’elle en a :
— Comment espérez-vous me faire croire que vous êtes représentant de commerce, monsieur, alors que je vous trouve seul, dans mon salon, avec une valise ? D’abord où est ma fille ?
Elle hèle :
— Nathalie !
Moi, je fulmine. La daronne qui se pointe plus tôt que prévu ! La tuile ! Et le gros sac à merde qui ne sait que proférer des :
— C’t’un malin tendu, chère maâme ! Un simp’ malin tendu.
— Je serais curieuse de savoir ce que vous représentez ! fait la pharmacienne.
— Des vins, chère p’tite maâme !
— Votre trogne pourrait le laisser croire, en effet. Ouvrez cette valise ! Mais que fait ma fille ? Nathaliiiiie !
La môme finit par débonder de la cuistance.
— Ah ! dit la mère, je craignais qu’il te soit arrivé quelque chose de fâcheux. C’est toi qui as ouvert la porte à cet individu ?
— Non, répond la gosse.
— J’en étais sûre ! brait la Masson ! Appelle tout de suite la police !
— Non, dit Nathalie d’une voix rémoulade, c’est moi qui ai ouvert.
— Vous voiliez, chère p’tite maâme, qu’je vous berlurais pas, triomphe Sa Majesté.
— Tu n’es pas dans ton état normal, fait Agnès Masson à sa cadette. Ce gros porc t’a molestée ?
— Mais non, penses-tu !
— Alors explique-toi ? Tu as une tête qui fait peur.
Comme la pauvre jeune fille reste interdite (de séjour, puisqu’ils sont dans le séjour), Alexandre-Benoît prend l’initiative :
— Faut qu’j’vais v’z’expliquer, chère maâme. Quand t’est-ce j’ai sonné, vot’ gamine vient ouvrir, malade comme une vache, av’c des envies d’aller au refile carabinées. J’ai pas l’temps d’y dire ma profession ni quoi ni qu’est-ce. La voiliant t’ainsi, j’esclame : « Courez vite t’aux gogues, ma mignonne, qu’ sinon vous me gerbez sur les escarpins ; j’vas v’s’attend’. » Et c’est c’dont elle a fait. N’était qu’temps, ma pauv’ ! J’l’entendais accrocher les wagons d’puis z’ici ! Une indigection, c’est clair ! L’a dû trop bouffer d’cassoulet ou d’choucroute à midi.
Indécise et crispée, Mme Masson interroge sa fille du menton.
La môme répond que « oui, oui, c’est bien comme ça que les choses ont eu lieu ».
La mère examine alors le salon, voir si la grosse pomme aurait pas engourdi la collection de tabatières anciennes Louis XV en or, ou les deux petits Renoir au-dessus de la commode.
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