Vaguement rassurée, mais inconvaincue pourtant, elle revient au Gros.
— Je ne sais pas, fait-elle, quelque chose ne tourne pas rond dans tout ça. Ouvrez votre valise, monsieur le représentant.
— Mais… tout c’qu’a d’volontiers, chère maâme.
Heureusement, Nathalie s’évanouit avec une opportunité digne de Feydeau. La maman n’écoutant que sa matrice, se précipite. Béru ramasse la valoche et se casse. Comme je lui garde ouverte la lourde de l’ascenseur, nous sommes rapidement hors de l’immeuble.
CHAPITRE III
OÙ IL EST QUESTION DE MANDRIN
Le légiste est chauve, avec la tronche carrée, et ressemble à M. Propre ; il a aussi la mâchoire à angle droit et parle en tenant ses bras croisés. Il porte une Lacoste bleue à manches courtes, un pantalon de jogging et, par-dessus le tout, un tablier blanc de soubrette, pareil à un drapeau japonais dont le soleil aurait éclaté.
Je fume rarissimement le cigare, mais dans ce genre d’endroit je m’entame un Davidoff number ouane, because les louches senteurs flottant dans l’air à la ronde.
Le bras repose dans un immense bac émaillé. Une sorte de vilain jus glaireux a dégouliné du membre trifouillé par le scalpel impétueux du doc. Dans une corbeille plate, posée sur une table proche, se trouvent les lambeaux d’étoffe de la manche, ainsi que la Swatch.
Il a été très chouette, Mouillard : a tout lâché pour s’occuper de mon client. Point de vue boulot, c’est l’un des plus éminents légistes. Rapidité, n’excluant pas la minutie. Un sens inné de la déduction ; on ne sera pas près de retoucher son pareil quand il ira planter ses géraniums (ou gérania ?) dans les jardinières de son chalet savoyard.
Les bras croisés très haut, t’ai-je dit, il parle. Un cours. Limpide ; même un zig plus con que moi trouverait ses propos fastoches à suivre.
Il procède en questions-réponses, assumant lui-même les unes et les autres.
— Ce bras a-t-il été arraché accidentellement ? commence Mouillard. Réponse : non ! Pour pratiquer cette ablation, on a dû ligoter le tronc de l’individu à un point fixe, puis on a attaché une forte chaîne à son avant-bras et on a exercé dessus une puissante traction, avec, je suppose, un véhicule automobile. Je veux pour preuve de ce que j’avance, cette plaie profonde entre le coude et le poignet, plaie contenant des brins de chanvre. L’empreinte de la corde s’est gravée dans la chair du supplicié. L’arrachage a dû être laborieux, si j’en juge à la longueur des nerfs et des tendons qui sont « venus » avec le bras. Je reconstitue les choses ainsi : le véhicule a procédé à une première traction à laquelle le bras (un bras gauche comme on peut le constater) a résisté. Alors on a entaillé la chair sur l’épaule et sous l’aisselle, afin de faciliter le démembrement. La voiture (si voiture il y a) a pris de l’élan, et c’est parti !
« Maintenant la victime. Son sexe ? Masculin. Son âge ? Entre trente et quarante. Sa couleur de cheveux ? Les poils du bras indiquent un homme châtain clair. Sa taille ? Il dépassait probablement un mètre soixante-quinze. Etait-il vivant au moment de l’ablation ? Réponse : oui ! Signes particuliers ? Il se droguait car on peut lire des traces de piqûres nombreuses à l’avant-bras, malgré la plaie, et ses veines se sclérosaient. A quelle catégorie sociale appartenait-il ? Je pencherais pour un intellectuel, ou pour le moins un homme exerçant une profession libérale. »
— Votre intello portait au poignet une simple Swatch ! objecté-je.
Le légiste sourit.
— Vous n’êtes pas collectionneur de Swatch, mon cher directeur ?
— Ma Pasha Cartier me suffit.
Il va prendre la montre qui se trouvait au poignet du bras, me la tend.
Le cadran représente une tête de femme, de trois quarts, regardant le ciel sur fond de pyramide.
— Le fin des fins pour les amateurs, déclare Mouillard. Cette babiole achetée cent francs en vaut cent mille à l’argus. Joli placement, hé ?
— Le type démembré ignorait peut-être qu’il portait un trésor à son poignet.
Mouillard fait la moue.
— Possible, mais on peut en douter.
— Continuez, docteur, vous êtes passionnant.
Il repart docilement :
— Vous allez me demander à quand remonte cette « opération » ? Eh bien, vu l’état des chairs, je vous répondrais qu’elle a probablement été effectuée tout au plus la nuit dernière. Dans quoi a-t-on transporté ce bras ? Réponse, je parierais qu’il a été, dans un premier temps, enveloppé d’un sac grossier, genre sac à farine : on trouve des traces abondantes de farine sur la manche du veston.
Nouvelle intervention de l’éminent San-Antonio :
— Comment peut-il porter des traces de chaîne au bras puisqu’il avait une chemise et un veston ? Ça voudrait dire qu’on avait retroussé ses manches ?
Il me virgule un regard qu’on réserve habituellement aux gens qui ont la gueule dévastée par un chancre mou.
— La traction a été si forte que la chaîne a cisaillé les deux étoffes, voyons ! Regardez-les !
Je décline du geste.
— Je retire mon intervention, Votre Honneur.
Il indulgente de la moue, repart :
— Ensuite, on a sorti le bras du sac pour l’envelopper dans un linge de bain en tissu-éponge ; tout ça se constate sans loupe, mon bon.
— O.K., Doc, je n’en doute pas.
— Pour apporter ce haut-relief (il rit de son mot, moi aussi) jusqu’à l’appartement en question, on s’est servi d’une Samsonite.
— Pourquoi une Samsonite ?
— Parce qu’on l’a maintenu dans la valise avec des sangles et que la fixation desdites a marqué la chair. C’est une sangle de Samsonite, mais là, il faut une forte loupe pour le définir.
— Formide ! Vous êtes géant, Doc !
— Je fais mon boulot. Cela dit, c’est tout ce que je peux pour vous dans l’immédiat. Naturellement, nous allons pousser les investigations : analyse des molécules recueillies sous les ongles, analyse du sang, tout le bataclan, quoi. Je vous tiendrai informé.
On s’en serre cinq. Je me dis, in petto, que je vais devoir me laver les pognes sans trop tarder.
* * *
Il n’est pas mal du tout en Père Joseph de son directeur, M. Blanc. Il a tout investi dans la mise et ses chiares doivent bouffer davantage de couscous que de mouton. En bleu croisé Cerruti, chemise blanche à poignets mousquetaire, cravate bleu yachting de chez Vuitton, il en crache, l’artiste. Il va chez les grands coiffeurs et son astrakan est coupé à la Eddie Murphy. La vraie gravure de mode pour un magazine snob d’Abidjan ou de Dakar. Plus un chouette parfum, très jasminé et ambré, dont la fragrance s’ajoute à la sienne sans la dénaturer.
Au fur et à mesure que je lui narre, il prend des notes. A la fin, il les résume :
— La victime : un homme entre 30 et 40 ans, mesurant au moins un mètre 75, qui se came aux drogues dures mais reste très soigné de sa personne et dont tout porte à croire qu’il a des moyens. Elles sortent d’où ses loques ?
Je bondis.
— Putain d’elle ! C’est juste, Mouillard ne m’en a pas parlé.
Flegmatique, Jérémie décroche son téléphone et dit au standardiste de lui passer le docteur Mouillard, médecin légiste.
Quand il obtient « M. Propre », il me tend le combiné, mais d’une énergique dénégation, je lui intime de s’expliquer directement avec l’homme de l’art.
Par politesse, mon « adjoint » branche le diffuseur, ce qui me permet d’entendre les réponses du toubib. Les fringues ? Ce n’est pas de sa compétence, merde ! Lui, c’est la viande ! Seulement la bidoche ! Il va les faire livrer au labo. Jérémie déclare que c’est une bonne idée, puis questionne :
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