— Qui se trouve ?
— Rue du Président André-Sardat, dans le dix-septième.
Là-dessus, voilà ma Féloche qui radine, toute menue dans sa robe grise, son manteau à col de velours sur le bras, souriante.
J’oublie la petite gonzesse et prend ma mother dans mes bras.
— Quitte pour la peur, hein ? je lui murmure.
Elle répond, très simplement comme à son habitude :
— Je n’avais pas peur, mon grand, mais je n’aimerais pas disparaître avant que tu sois marié.
Ces brèves effusions attendrissent Nathalie Masson. Elles la ramènent à l’agonie de son propre père et des larmes font briller son regard vert. Comment ? C’est l’aînée qui a les yeux verts, t’es sûr ? Bon, alors je reprends : « et des larmes font briller son regard noisette ». Ça te botte ? C’est joli, noisette, pour un regard, non ?
Bon, on se casse. Mais pas sans esprit de retour en ce qui me concerne.
Je salue la fille, lui adresse un clin d’œil complice et rembarque à Saint-Cloud une Félicie saine et sauve.
Merci, Seigneur !
* * *
A vrai dire, il ne paraît pas franchement à l’article de la mort, Joachim Masson. Oh ! il se paie pas un teint de pêche, bien sûr. Comme il a les cheveux précocement blanchis, sa tête semble vachement plâtreuse sur l’oreiller. Un buste d’albâtre, je dirais pour faire plus smart ; mais le regard sombre reste vif ; la bouche aristocratique et charnue me rappelle celle de la jolie Nathalie. Malgré qu’il soit tricard de visite, vu son état, l’infirmière que je te causais y a un instant (celle pour laquelle un nain apprendrait à grandir juste pour lui peigner la toison d’or avec ses dents) veut bien m’accorder cinq minutes d’entrevue. Je lui ai bonni une fable, comme quoi Masson est un vieil ami. Ayant trouvé sa famille au salon d’attente, j’ai ainsi appris sa maladie et souhaite lui prodiguer quelques paroles de réconfort. Point à la ligne, que voici.
L’homme me regarde approcher et une certaine curiosité anime sa physionomie marmoréenne.
— J’espère ne pas vous importuner, monsieur Masson, murmuré-je ; je suis le directeur de la police judiciaire. Ayant été averti de votre surprenante aventure, j’ai décidé de venir moi-même m’en entretenir avec vous.
Il a un acquiescement satisfait et chuchote un faible « Merci ».
— Si vous voulez bien, je vais vous poser des questions auxquelles vous n’aurez qu’à répondre le plus succinctement possible afin de ne pas vous fatiguer. A quelle date s’est produite votre rencontre avec « l’irradieur » ?
— Septembre de l’an passé.
Faut pas avoir du goudron dans les cages à miel avec lui, car sa voix est pratiquement inaudible.
— Il paraît qu’il s’agissait d’un homme corpulent ; je voudrais avoir de lui une description plus poussée. Son embonpoint était-il très fort ?
— Disons… enveloppé.
— Age ?
— Quarante.
— Couleur de cheveux ?
— Blondasse.
— Yeux ?
— Clairs.
— Forme du visage ?
— Ronde.
— Taille ?
— Moyenne.
— Teint ?
— Couperosé.
— Son français ?
— Au départ, accent… belge. Ensuite, plus…
Il a un battement de paupières qui marque sa fatigue. J’ai un peu honte de le tarabuster dans le dénuement physique où il se trouve, mais n’a-t-il pas, lui-même, réclamé la police ?
— Lorsqu’il a prétendu vous avoir irradié, vous l’avez cru ?
— Non. Mais…
— Mais vous avez été surpris qu’il vous appelle par votre nom ?
— Oui. Et puis…
Ça devient de plus en plus coton de le faire jacter.
— Et puis quoi, monsieur Masson ?
— J’ai compris… Mon attaché-case… Avion.
— Vous teniez votre attaché-case et il y avait votre nom sur l’étiquette que vous aviez fixée après la poignée à l’aéroport ?
— Exact.
— Si bien que, rassuré, vous avez très vite oublié l’incident ?
— Oui…
— Cela fait combien de temps que vous êtes malade ?
— Trois mois.
— Et c’est hier, seulement, que vous avez raconté la chose à votre épouse ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Je ne voulais pas… alarmer les… miens. Je ne croyais pas à… irrad…
— Et vous y avez cru, hier ?
— Oui.
— Pour quelle raison ?
— Je ne… sais pas. Ça m’a pris… brutalement.
— Il doit bien y avoir eu quelque chose qui vous a « déclenché », monsieur Masson ?
Il réfléchit.
— Sub… conscient ! soupire-t-il. Cauchemar… Me suis réveillé en pensant à son regard et à…
J’attends la suite. A quoi bon le houspiller ? Il fait ce qu’il peut, le pauvre homme.
— … Et à sa façon de tripoter son appareil pendant que… je… lui parlais.
— Vous vous connaissez des ennemis ?
— Non.
— Dans l’hypothèse où vous auriez été irradié, on n’a pas agi sans raison. Vous gênez des gens ?
— Qui ? me demande-t-il.
— C’est moi qui vous le demande, monsieur Masson.
Nouvelle réflexion du mourant. Il a l’air au bout du rouleau à présent, toute son énergie l’a abandonné et il semble se dire qu’il ferait bon mourir un peu, histoire de se reposer vraiment.
— Ne vois… pas, dit-il.
Prolonger cet interrogatoire deviendrait criminel.
— Je vais aviser, monsieur Masson.
Pour prendre congé (un congé probablement définitif), je pose ma main sur le dos de la sienne (celle dont le poignet n’est pas perfusé).
Il fait un effort :
— Veillez… veillez… mes filles…, articule le malheureux.
Il ferme à demi les yeux, paraît soudain « engoncé » dans son agonie comme dans un parka à col de fourrure.
Je me retire sur la pointe des pinceaux. C’est simple, con et serein, la mort.
Histoire de reprendre une bouffée de vie, je passe dans l’espèce de bureau de la jolie infirmière, celle qui est tellement excitante qu’un condamné à perpétuité s’évaderait de taule rien que pour titiller son clitoris avec ses cils.
— Merci de me l’avoir laissé voir, fais-je. J’ai l’impression qu’il arrive au terme de ses souffrances ?
— Question d’heures, répond-elle.
— On est certain qu’il s’agit d’un cancer ?
— Naturellement. Il a des métastases partout, y compris au cerveau.
— Elles ne léseraient pas son esprit, par hasard ?
— A certains moments, sans aucun doute.
— Il m’a un peu parlé et j’ai trouvé qu’il divaguait.
— Il divague, approbationne-t-elle.
Voilà. Que lui dire ou lui demander de plus ? Ah ! si, une question supplémentaire me vient :
— Pourquoi n’existe-t-il rien de plus bandant au monde qu’une infirmière nue sous sa blouse ?
— Parce qu’elle est nue sous sa blouse, répond la belle.
J’aimerais bien lui remettre un placet, une supplique, une pétition, quelque chose enfin qui lui indiquerait que, pour la baiser, je serais prêt à enlever mon bénouze. Sans me faire payer ni prier.
— Vous savez quoi, Estelle ? (Elle porte un badge marqué « Estelle Monier »).
— Dites ?
— Pendant la première partie de mon existence je rêvais d’étreindre les femmes sans préambule, au gré de mes convoitises.
— Et ensuite ?
— Ensuite je l’ai fait.
— Résultat ?
— Une gifle sur cent tentatives, une invective sur dix ; correct, non ?
Joignant le geste à la parabole, je la prends par la taille. Son regard devient instantanément celui d’Attila quand ses prisonniers lui tiraient des bras d’honneur.
— Un coup de genou dans les couilles sur mille, ça apporterait quoi à vos statistiques ? demande Estelle.
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