— Dites voir, petite dame, il faut que je retrouve un citoyen à tout prix. Je sais qu’il s’est fait conduire ici hier matin, avant neuf heures. Il est descendu d’un taxi-radio, ça ne vous dit rien ?
Ses gobilles pendent sur la photo comme les médailles d’un ancien combattant qui se baisse pour rattacher son lacet.
— Non, dit-elle. Je n’ai pas remarqué. Je ne sais pas si vous vous rendez compte…
Elle a un geste demi-circulaire pour me faire apprécier la foule qui l’environne. En effet, je crois un peu aux mouches. J’ai trop confiance en le hasard… Ça me perdra…
— Il avait un pardessus marron et un chapeau noir, insisté-je.
Elle sourit.
— Tiens, ça me dit quelque chose… Oui, un type qui est descendu d’un taxi. En payant, il a laissé tomber une pièce de monnaie de sa poche et il ne s’est pas seulement baissé pour la ramasser… Neuf heures, vous dites ?
— Un peu avant ?
— D’accord… C’est lui : moi je buvais mon Viandox… Tous les matins, le garçon du bistrot d’en face m’en apporte un…
— De quel côté est-il allé ?
Elle montre la rue Cambronne.
— Il a descendu la rue…
— Merci…
— Ça peut vous aider ? demande-t-elle, intéressée.
— Beaucoup, fais-je sincèrement. Il y a une station de taxis, non loin de là, il n’a pas pu ne pas la voir… Il y a également des stations de métro. S’il les a toutes dédaignées c’est que… C’est que son lieu de destination n’était pas éloigné…
Je fais un signe de tête accablé. Plus j’approche du but, plus je désespère… Maintenant, je ne vais pas pouvoir continuer seul. Que faire ? Je ne peux pas aborder les gens pour leur demander des nouvelles de Caseck. Jusque-là, il a été repéré parce qu’il accomplissait des actes précis, relativement repérables, tels que ceux consistant à fouiller une auto, prendre un taxi-radio et perdre de l’argent en payant la course… Mais maintenant ? À moins qu’il n’ait marché sur des échasses ou jonglé avec des casquettes, personne n’a pu prendre garde à lui… Seules mesures à prendre : mobiliser une troupe de poulets avec mission de visiter toutes les concierges du quartier pour leur soumettre la photo de Caseck…
C’est bon, puisqu’il faut agir ainsi, agissons ainsi…
J’entre dans la première brasserie venue et je commande un blanc-cassis (mon vice). Quand j’ai éclusé l’aimable breuvage, je descends au sous-sol parce que le mot « Téléphone », souligné d’une flèche, est placé en haut d’un escalier.
La dame des toilettes rajuste sa jarretelle, ce qui m’ouvre une perspective sur sa cuisse potelée et ses dessous d’un bleu azuréen.
— Pourrais-je avoir un jeton ? demandé-je, non sans une gauloise arrière-pensée.
Elle me montre alors un carton sur lequel elle a tracé les deux mots « En dérangement ».
— Il ne faut qu’un r à « dérangement », lui dis-je.
Elle bigle son écriteau.
— Mais je n’en ai mis qu’un ! proteste-t-elle.
— Aussi permettez-moi de vous féliciter !
Je m’en vais tandis qu’elle se demande anxieusement si je suis tombé sur la tête ou si c’est congénital.
Rien ne m’horripile plus que de pénétrer dans un troquet avec l’intention précise de donner un coup de grelot ou de faire pleurer le gosse et d’y trouver le bigophone détraqué ou les ouatères condamnés.
Je décide de tenter ma chance ailleurs. Tous les espoirs me sont permis puisque nous sommes le 13.
Je cherche un autre établissement en accord plus parfait avec les PTT lorsque je me rappelle que le gros Bérurier pioge rue Blomet. Je vais profiter de l’occasion pour aller interviewer sa baleine, des fois qu’elle aurait des nouvelles… De chez elle, je tuberai à mes valeureux collègues. Pourvu que Favier ait tiré assez de portraits !
CHAPITRE XIV
Distribution de lots
Je carillonne à la porte des Béru. Ils ont un coquet petit trois pièces Henri II avec vue sur la cour qui gagne le cœur. Un assez long moment s’écoule, je m’apprête à évacuer le terrain, pensant que la pétasse du Gros est absente, lorsque l’huis s’entrebâille.
La vioque à Béru glisse une portion de mufle par l’ouverture. Elle est grasse, fardée, frisée, baleinée, équipée pour ravager les quinquagénaires qui s’en ressentent pour manœuvrer les forts calibres.
— Salut, madame Bérurier, fais-je joyeusement. Comment va ?
Je m’avance. Ma visite ne semble pas lui faire plaisir outre mesure, bien qu’elle ait toujours essayé de me vamper lorsque nous nous rencontrions.
Elle est pâlichonne, pas peinturlurée, mal coiffée, et son œil contient un je ne sais quoi de flottant, de trouble qui m’inquiète.
L’ai-je surprise au moment où le coiffeur lui chantait l’introduction du grand morceau de Faust ? Ça n’est pas impossible…
Elle s’efface avec regret et j’entre dans le vestibule des Béru.
— Je ne vous dérange pas trop ?
— Mais non…
Ça ne part pas du cœur. Je perçois un vague bruissement dans la pièce voisine et je retiens un sourire. Je ne me suis pas trompé, la grosse vachasse était en train de se faire masser le grand sympathique. Inutile de m’attarder sous le toit de l’adultère…
— Dites voir, votre bonhomme ne vous aurait pas donné signe de vie par hasard ?
— Non, dit-elle… Pourquoi ?
Elle ne paraît pas surprise le moins du monde. Elle est amorphe. Est-ce qu’en plus du zizi-panpan elle se droguerait ?
— Enfin, vous avez dû vous apercevoir qu’il a disparu, non ?
— Dame, je le croyais en mission, vous êtes venu le chercher, l’autre matin…
— Vous ne l’avez pas revu depuis ?
— Non.
— Il n’a pas téléphoné ?
— Non plus…
Elle attend. Je parie qu’elle aimerait être veuve, la pétroleuse. Les bonnes femmes sont comme ça. Rien dans le cœur, sinon le mec du jour ! Le passé ? Il est passé ! Les souvenirs ? Elle les vivra demain !
Furax comme un suppositoire fourvoyé dans une bonbonnière, je lâche :
— Bon, du moment que vous trouvez ça bien, bonsoir ! Si on retrouve sa carcasse on vous fera un paquet !
Et sur cette invective, je disparais.
Je quitte l’immeuble, tourne le coin de la rue, entre dans un café pour enfin lancer mes ordres… Et voilà que je tombe en arrêt devant le portemanteau de l’établissement. C’est bizarre, mais il me dit quelque chose… Il y a le même chez Bérurier, dans l’entrée… Oui. Et…
Ça vous est déjà arrivé de prendre un malaise parce que vous avez une grosse surprise ? Moi, il me semble que le sol part en avant… Je n’ai que le temps de m’agripper au rade et de murmurer : « Un rhum » d’une voix mourante que le loufiat a de la peine à capter.
Il m’allonge un Negrita. Je le fais suivre à mon adresse privée. Et mon malaise fait place à de l’euphorie.
Au portemanteau des Béru, j’ai vu une veste. Et cette veste, je suis certain que le Gros l’avait lorsque nous nous sommes quittés, la dernière fois. Elle est marron, avec des taches de vin, les revers cassés et la doublure qui dépasse.
Alors ? Pourquoi la mère Béru m’a-t-elle bourré le mou ? Je casque mon orgie et je fais demi-tour. Au galop je grimpe les étages. Je parviens devant la porte de l’appartement et je tends l’oreille. Dans une pièce du fond des gens parlent. Je tire mon petit sésame-ouvre-toi avec des gestes de prestidigitateur chinois, je l’introduis dans la serrure… J’agis lentement, en m’efforçant de ne pas trembler. Je tourne molo molo pour faire jouer le pêne. Ça grince un poil, mais je pense être seul à percevoir ce bruit.
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