— Bien, il est parti avec… heu… son fils… De quelle façon ?
— En voiture. Cette pauvre Mme Berthier les accompagnait. C’est peu après qu’elle a eu son accident.
Son accident ! Joli euphémisme.
— Vous avez aidé au chargement du vieillard ?
— J’accompagne toujours nos malades jusqu’à la porte ! se rebiffe-t-il.
Voyez-moi cette grande asperge ! C’est gland à chialer et ça se prend pour le gladiateur du patelin !
— Je ne peux qu’applaudir cette courtoise habitude, docteur. Dans quelle voiture est-il parti, était-ce une ambulance ?
— Non, une auto particulière. Pour préciser, une Ford Vedette d’un modèle périmé, noire…
— Nous y revoici.
— Pardon ?
— Excusez, je me parlais à moi-même… Vous n’avez pas repéré le numéro ?
— Non.
Je danse d’un pied sur l’autre pour chercher à équilibrer mes pensées.
— Le… fils du malade vous avait sans doute donné une adresse où le joindre en cas d’aggravation ?
— Non, il nous avait confié son père parce qu’il était obligé de voyager. Il nous avait dit que si l’état empirait, leur amie, madame Berthier, saurait qui il fallait alerter…
Décidément, ce Cazeck est un petit prudent. Il ne laisse rien au hasard…
J’ai de plus en plus envie de faire la causette avec lui.
— Vous permettez que je téléphone ?
— Je vous en prie.
J’appelle le burlingue. Dupied s’y trouve précisément.
— Ouvre tes manettes toutes grandes ! lui dis-je. Vous allez repartir au charbon, toi et les autres. Cherchez un certain Buzler, sujet suisse. Faites tous les hôtels, toutes les pensions de famille. Demandez le concours des garnis car il s’agit de faire vite. Visitez les loueurs d’autos ou les marchands d’occasions. Cherchez qui a vendu ou loué, soit à un type aux paupières tombantes qui se fait appeler Buzler, soit à une fille blonde soi-disant nommée Kessmann une Vedette noire ancien modèle. Et que ça saute… Tenez-moi au courant minute par minute des résultats. Mobilisez les autres services s’il le faut… Nous devons alpaguer ce polichinelle et il a vingt-quatre heures d’avance sur nous. Prévenez la police des gares, la routière… Tout homme correspondant à ce signalement et escortant un vieillard blessé au visage doit être immédiatement mis au frais, vu ?
Dupied a tout noté à la volée. J’entendais grincer son stylo sur le papier grenu de son bloc.
— Compris, chef !
Je raccroche.
— C’est si grave que ça ? demande le jeune toubib bilieux.
— Ça l’est davantage encore ! lui lancé-je en m’esbignant.
CHAPITRE XII
Je décide… de prendre une décision décisive
Ce qui fait la force de la grande rouquine, c’est son organisation, sa multiplicité, son obstination. Un homme qui a la police au derche ne peut pas grand-chose parce que trop de forces, trop d’hommes sont ligués contre lui.
Les choses ne traînent plus. Deux heures après mon coup de fil à Dupied, un bougre a retrouvé le garagiste qui a loué la Vedette. C’est un type de Pereire, spécialisé dans la location de voitures à la semaine et au mois.
Je fonce chez lui. Il s’agit d’un monsieur élégant qui n’a jamais eu une tache de cambouis sur les doigts. Il fait le beau dans un bureau cossu avec une secrétaire blonde à portée de la main et un téléphone blanc devant lui.
Il me reçoit on ne peut mieux, tout heureux d’offrir un intérêt pour la police.
Il me propose à boire, à fumer, et sa secrétaire pour un peu.
Il a loué l’auto à une demoiselle Kessmann, lundi matin. C’est donc pour aller récupérer son pote les Gros-Lampions que la souris blonde a pris une voiture. Le véhicule a été loué pour la semaine.
Elle a produit son passeport et a versé une caution de cent mille balles.
— C’était une fille très jolie, affirme le loueur de ferrailles.
Là-dessus, la secrétaire pince les lèvres. Elle me paraît drôlement jalmince. Elle doit tenir à sa bonne gâche sur les genoux du patron.
— O.K. Donnez-moi le numéro de la bagnole.
— C’est le 47 AA 75…
Je me retire, nanti du précieux renseignement. Je téléphone à la Routière en disant qu’on doit me retrouver le véhicule avant la fin de la journée. Le colonel qui dirige cet estimable service m’affirme qu’il va filer des ordres en conséquence. Tranquillisé, je peux souffler un peu. Je vois très bien maintenant comment s’est présentée la chose.
Lorsqu’à Caen Caseck s’est aperçu que la police se filait après lui, il a changé ses batteries en vitesse. Il est allé retirer le père Munhssen de l’asile, en compagnie de la veuve Berthier. Puis, pour éviter une indiscrétion de celle-ci, l’a butée.
Parfait. Seulement, je me demande pourquoi ce gars-là s’obstine à traîner un vieux savant amnésique… Voilà qui est troublant.
Il y a beaucoup d’autres choses que je pige mal, du reste. Par exemple la raison du séjour en France de Munhssen. Puisque son état n’était plus alarmant, pourquoi ne l’a-t-on pas conduit tout de suite là où devait aller ? Ensuite, s’il avait totalement perdu la mémoire, comment se fait-il qu’il ait pu annoncer son départ autour de lui avant de quitter Fredericia ? Et de plus, il aurait écrit à sa fille… Décidément, c’est la superbouteille à encre, le modèle géant, le plus économique pour les familles nombreuses.
Je crains que mes lascars n’aient réussi à s’évacuer vers des continents perdus. En vingt-quatre plombes, on fait du chemin… Même en coltinant un vieux crabe empêché du cigarillo. Car il a fallu que ça soit le méchant sauve-qui-peut ! La fille blonde s’est barrée de son hôtel. Caseck a récupéré le Danois et liquidé sa complice française… Que nous reste-t-il, outre leur signalement ? Un nom d’emprunt, comme dirait Ramadier. Et le numéro d’une bagnole… Mais il est fastoche de changer de blaze et de voiture. Ce Caseck est un renard trop méfiant pour continuer à se baguenauder avec un nom repéré et une tire dont l’immatriculation est connue…
Effectivement, tandis que j’engloutis une choucroute à la brasserie d’en face, on vient m’annoncer que la Vedette a été retrouvée près de Malakoff… Elle a été abandonnée la veille dans une petite rue…
Ce que j’en ai marre de ces giries ! Passez-moi l’aspirine ! Mes archers font des gueules d’enterrement.
Et avec ça, Bérurier qui n’a toujours pas donné signe de vie… Je me prends la mappemonde à pleines pattes.
Oh ! mais… Attendez, je commence à gamberger. Voilà bientôt deux jours que le Gros a disparu. S’il était mort, on aurait retrouvé sa carcasse… S’il était libre, il aurait donné signe de vie. Pourquoi ne l’aurait-on pas escamoté ? Attendez toujours… Pendant que j’y suis, je vais vous faire bénéficier de mon phosphore, j’en serai quitte, après, à sucer des allumettes.
Je flaire un fil conducteur… Vous m’objecterez que j’en empoigne des tas depuis quelques jours, seulement, que voulez-vous, les autres sont en soie et cassent dès que je les saisis.
Je suis une patate, voilà. Cet aveu libère ma conscience… Je commence à gamberger, et puis je saute sur le détail qui me botte sans pousser mes évolutions. J’ai tort. Si je prends l’affaire à son départ, du moins vis-à-vis de nous, qu’y a-t-il eu à la base de tout ? Un vol d’appareil photographique. Où l’a-t-on volé ? Dans une gare. Donc, la fille blonde partait avec cet appareil uniquement pour montrer les photos non développées qu’il contenait à quelqu’un… Vous me suivez ? Tenez bon la rampe. La preuve qu’elle ne partait que pour ça, c’est qu’elle est restée quand elle a constaté la disparition de sa valise. Ceci est bien établi, hein ? Pas d’objections ? D’ac, je continue. Maintenant, pourquoi entreprenait-elle un voyage afin de véhiculer des photos non développées alors qu’il était si simple de tirer la gueule du vieux Danois et de l’expédier par la poste ? Hein, pourquoi ? Vous êtes là à bâiller comme des carpes et à rouler des boules de loto qui fileraient le traczir à un poisson chinetocke ! Vous me faites pitié, tenez ! Je me demande des fois comment vous faites pour gagner votre bœuf, avec un cerveau pareil à du chewing-gum trop mâché !
Читать дальше