Il conseille, doctoral :
— Fouillez son passé !
— Bien, chef.
Le passé des gens, y a rien de plus déprimant. Quand on fait la connaissance de quelqu’un, on ne peut pas se figurer sur quel tas d’immondices il est bâti !
En pauvre crêpe, on le trouve sympa… On le prend pour un crac ou bien pour saint Machin-Chose, et puis, si on retrousse les manches et si on commence à gratter son sous-sol, on découvre la misère de l’existence… Ou plutôt on trouve l’existence elle-même, avec son tas de vieux bidets crevés, de dentiers brisés, de bandages herniaires, de coquilles d’œufs, de coquilles d’huîtres, de papiers froissés… Ah ! les papelards. Ce sont eux les plus dégueulasses ; oui, les papelards, les lettres d’amour, les lettres anonymes, les lettres de faire-part, les lettres de cachet, les lettres sans cachet ! Les extraits de naissance, les avis de décès, les annonces, les affiches, tous les papiers qui ne demandaient qu’à rester blancs ! Les plus potables, ce sont ceux qu’on met en rouleau dans de petits endroits… À ceux-ci, du moins, les hommes ne confient pas leurs sales pensées…
— Fouillez-le bien ! tranche le Vieux.
Ce que la pensée vagabonde, tout de même ! Moi, j’étais déjà aux antipodes.
Je m’évacue en souplesse et je descends trouver les inspecteurs de service.
— Tout le monde sur Mme veuve Berthier, domiciliée 17, rue Clapeyron, fais-je. Elle est canée ce matin d’un coup de goumi sur la théière. Il me faut le maxi de rembours sur elle : d’où elle vient, ce qu’elle faisait avant de venir au monde ainsi qu’après, bref, le grand jeu… Explorez surtout ses relations… J’exige son curriculum complet et détaillé, vous m’entendez, bande d’égotistes ? S’il manque une heure de sa chienne de vie dans votre rapport, vous pourrez aller vendre des Esquimaux Gervais en Sibérie…
Je dois avoir ma frite des jours J, parce qu’il y a un méchant remue-ménage dans la volière. Ça galope dans tous les azimuts, croyez-moi. Chacun de décrocher qui son bitos, qui son pardingue au portelardeuss.
Comme la meute va se ruer à l’hallali, je gueule :
— Et c’est pas pour Gallup que vous marnez, les petits. Compris ? C’est pour bibi ! Vos tuyaux, il me les faut pas pour le tri-millénaire de Paname, mais demain aux aurores ! Les ceuss qui reviendront les mains vides n’auront pas droit à une place assise dans le métro, car ils ne pourraient pas l’utiliser avant longtemps !
Sur cette menace discrète, ils s’évaporent comme un flacon d’éther débouché [2] Le lecteur constatera que pour la métaphore je ne crains personne. « Toujours plus hardi », « À la pointe extrême de l’originalité », telles sont les deux devises qui me servent de traversin !
!
Quant à moi, dit mézigue, conscient d’avoir accompli mon devoir de chef, je colle mes lattes sur mon sous-main, je croise mes pognes sur ma brioche et, épuisé par ces multiples incidents, je pique un somme réparateur.
* * *
C’est Magnin, du standard, qui m’éveille. Il le fait avec le maximum de discrétion.
— M’sieur le commissaire, balbutie-t-il. Hé ! M’sieur le com…
Je sursaute. Moi qui rêvais que je me calçais une bergère primée, je déchante en avisant la trogne constellée de pustules du gars Magnin.
— Et alors ! fais-je. On frappe avant d’entrer !
— Mais j’ai frappé !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un câble pour vous…
— Ça vient de Copenhague ?
— Non, de Bagdad.
— Hein ?
J’arrache la feuille bleue qu’il brandit. Avec une stupeur compréhensible, je lis :
Ai pris l’avion de Saigon au lieu de l’avion d’Oslo, stop. Suis descendu à la première escale pour faire demi-tour, stop. Préviens Mme Pinaud que je n’irai pas ce soir avec elle chez Poitoud, stop. Dis-lui d’embrasser Amélie pour moi, stop.
Inspecteur principal Pinaud
Je reste un brin suffoqué. Puis je froisse le message et je me tourne vers Magnin.
— Tu vas filer un câble à destination du prochain avion qui fait Bagdad-Paris, renseigne-toi…
— Bien, monsieur le commissaire…
Il s’empare de son bloc et de son crayon à mine grasse.
— Quel en est le texte ?
Je réfléchis.
— Adressé à inspecteur principal Pinaud…
— Ensuite ?
Tu ne me croyais pas lorsque je t’assurais que tu n’étais qu’un c… J’espère que maintenant ce doute est dissipé !
Commissaire San-Antonio
Magnin me demande :
— C’est un message chiffré sans doute ?
— Oui, dis-je, mais rassure-toi, il le comprendra. Et puis, ça fera marrer l’hôtesse de l’air…
CHAPITRE XI
Je brûle… mais suis brûlé !
Le lendemain, à l’aube, tout le circus de la société Patate arrive au rapport.
Je dois reconnaître que mon équipe de pieds plats a fait du bon turbin. Ces gars-là, ils passent une partie de leur vie végétative à étudier le comportement des mouches à beurre dans la bonne société monégasque de Christophe Colomb à Rainier du Soir, mais quand il s’agit de mettre le grand développement, pardon madame Louise, ils sont un peu là !
La vie de la mère Berthier est étalée au milieu du burlingue en moins de deux, comme une poubelle renversée.
J’en apprends tellement long sur son compte qu’il faudrait Jules Romains soi-même pour le mettre en prose. Je vous passe sa jeunesse, son mariage, son bonhomme qui se poivrait le naze ; sa liaison avec un toubib, sa salpingite, l’achat à tempérament de son Frigidaire, son tempérament à elle, ses fausses couches et la couleur de ses soutien-choses.
Seul point intéressant et à retenir : elle s’est engagée comme travailleuse libre en Bochie pendant la dernière. Elle grattait dans un hosto à Berlin ; même qu’à son retour elle a eu droit à la coupe melba de la part de tous ceux qui, n’ayant pas pris les armes au cours du patacaisse intégral, ont libéré leurs instincts à la Libération en s’improvisant coiffeurs pour dames !
D’après mon informateur, au pays de la choucroute au Führer, elle est devenue la maîtresse d’un Tchèque sans provision qui lui a fait le Lotus-nippon et l’Incendie-de-Chicago à la perfection. Ce zouave appartenait à la Gestapo. À la fin de la guerre, il a été enchristé par les Popofs. Il s’appelait Caseck, ce qui, paraît-il, à Prague et dans ses environs immédiats, signifie « Dupont ».
Ce point m’intéresse beaucoup. D’autant plus qu’un autre de mes boy-scouts se la radine avec une photo qu’il a dégauchie sur le calendrier des postes de la veuve. Cette image m’écorchait tellement les lampions que je ne l’avais pas vue ! Que ceux qui n’ont pas lu La Lettre volée de Poe me lancent la première paire de lunettes !
Le rectangle de papier glacé représente la mère Berthier avec quinze carats de moins, donnant le bras à mon pote les Grosses-Gobilles, lui aussi épongé de quinze berges ! À l’arrière-plan, on distingue l’enseigne d’un magasin ; même sans le concours d’une loupe, on peut se rendre compte qu’elle est écrite en chleu.
Conclusion automatique, le gnace aux paupières bombées s’appelle Caseck et c’est lui que la veuve Berthier utilisait comme cataplasme lorsqu’elle soignait messieurs-les-peints-en-vert en berline !
C’est pas pour me vanter, mais je commence à y voir clair. Entre nous et un bocal de cornichons à loyer modéré, je pense que les Ruscos ont relâché Caseck depuis un certain temps. Ce brave gestapiste en chômage a été désorienté, il a hésité entre se faire pédicure chez les Petites Sœurs des pauvres et entrer dans un réseau d’espionnage étranger, et c’est la seconde solution qui a prévalu dans son cœur.
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