Favier et le gars bibi poussons un même hurlement incrédule.
Je bigle encore l’image, histoire de vérifier si par mégarde je ne lui aurais pas présenté la photo de mon cousin Alfred, celui qui a des varices et les Palmes académiques.
Mais non, il s’agit bien du bonhomme que j’ai appelé « le mort », puis « l’homme aux yeux morts » et que je ne sais plus comment qualifier…
— Enfin, Bermuel, vous ne voyez pas ce regard éperdument inexpressif ?
— Mon cher ami, l’inexpression n’est pas la mort. Je vais vous dire mon point de vue…
— Bonne idée, j’ai toujours eu peur de mourir de curiosité.
— Cette photographie a été prise au flash… probablement d’assez près. L’éclat intense a chassé des yeux toute expression. Ce que vous prenez pour un regard vide est en réalité un regard ébloui…
Chapeau… Il a du stock sous le chapiteau, Bermuel.
Je pousse un soupir qui attise la chevelure incandescente de Favier. Bientôt faudra mettre des lunettes de soleil pour le regarder.
— Merci, doc, vous êtes un crack, si un jour je trouve une Légion d’honneur dans une pochette surprise je courrai l’accrocher à votre veston.
— Pas la peine, fait-il en riant, je n’aime pas le rouge.
— Eh bien si vous n’aimez pas le rouge, je vais boire un verre de blanc à votre santé.
Là-dessus je me sauve avec un tas d’idées nouvelles à préparer.
Pour la gamberge, lorsque je ne suis pas chez moi, rien ne vaut une petite salle de bistrot. Dans les auréoles tatouant le guéridon de marbre, je trouve ces pensées géométriques qui vous branchent sur la logique.
Le troquet d’en face est désert à ces heures. Je vais tout au fond, sous un trophée de chasse constitué par une tête de marcassin ressemblant à Bérurier. Cette comparaison me fait penser au Gros. Où diantre est-il allé se coller les ailes, l’idiot !
Il a dû trouver une piste sérieuse et il a foncé avec ses pieds plats et sa vue basse. Seulement il est passé aussi inaperçu qu’un mal blanc sur le nez d’une négresse. Pourvu qu’on ne me l’ait pas dérouillé, mon bouddha maison ! J’ai beau le charrier et il a beau être gland à faire pleurer un gendarme, je l’aime bien Béru… Et vous autres aussi, n’est-ce pas, depuis le temps que je vous en casse sur cézigue ! C’est un personnage, quoi ! Il occupe sa place dans le grand concert de la société ! M… v’là que je fais de la littérature, ils vont encore insister pour me cloquer le Nobel ! Pourtant, on a besoin parfois de se mettre une fleur à la boutonnière, non ? Ou bien de regarder une jolie fille descendre d’une quatre chevaux ! Moi j’ai besoin d’adresser en passant un hommage ému à Bérurier, le plus gros, le plus cradingue, le plus considérable des flics… Et quand je dis qu’il occupe sa gâche dans le concert, je sais ce que je bonis. Tenez, gardons l’exemple du concert. Parfois, dans un orchestre, vous voyez un minable qui joue du triangle. À côté du batteur cerné par ses chaudrons, il a l’air de touiller une infusion. Vous vous dites que s’il allait pêcher la sardine à l’huile dans le bassin des Tuileries ça serait du kif côté harmonie ?… Eh bien non ! Que le zig s’en aille avec son petit cintre pour vêtement de poupée et illico il manque quelque chose. On entend son silence, on voit son absence… Car c’est ça le mystère : le gars n’a pas de présence, mais il a une absence. Tout le monde a une absence, même vous, bande de gougnafiers ; même moi… Vous verrez comme vous l’aurez saumâtre lorsque je ne serai plus là pour vous écrire des calembredaines et que vous demeurerez enfin seuls avec l’ Almanach Vermot .
L’absence de Bérurier chante en moi un petit hymne frêle et doux…
Je commande à tout hasard un grand blanc-cassis que j’entends boire à la santé de mon illustre camarade et à l’énergie du vaillant coiffeur qui assure l’intérim dans son ménage.
J’avale le muscadet et je prends à mon Hermès une feuille périmée. J’expulse de sa gaine la mine rétractile de mon Bic deux tons (assorti à la couleur de mon slip).
J’écris en caractères imprimés :
1) Un homme blessé photographié.
2) Une femme blonde, possédant l’identité d’une Danoise morte, se fait voler l’appareil contenant la photo du 1, ainsi qu’une trousse médicale.
3) Un homme aux grosses paupières fait l’impossible pour récupérer l’appareil.
4) Cet homme téléphone à une dame Berthier qui est infirmière. On trouve cette dernière assassinée.
5) La Danoise dont la femme blonde a usurpé l’identité est morte dans des circonstances curieuses. ELLE ÉTAIT INFIRMIÈRE !
Lorsque j’ai terminé, je dessine sous cette liste un canard à trois pattes qui symbolise l’affaire et j’étudie attentivement ces cinq personnages. Un lien commun les unit : la médecine. Le premier est blessé, les femmes sont infirmières, et l’homme aux grosses paupières est en contact avec au moins deux d’entre elles. Voilà, pas plus duraille que ça. Étant donné que le vent souffle de l’ouest et que le filet de bœuf coûte mille francs le kilo, trouvez l’âge du capitaine.
Une ombre se profilant sur ma liste, je dresse la citrouille et j’avise Plantin, un gars de la maison.
— Monsieur le commissaire, dit-il, il y a là un monsieur de l’ambassade de Danemark qui désire vous parler…
Je me dresse.
Qu’est-ce à dire ?
En coup de vent, je traverse la chaussée et je vais dans le salon d’attente de la Manufacture des passages à tabac. Un monsieur vêtu de sombre, froid, blond, pâle et soucieux m’y attend.
— Monsieur le commissaire San-Antonio ? s’informe-t-il avec un léger accent.
— Soi-même.
— Pietr Andersen ! se présente-t-il.
Je lui présente une main valeureuse qu’il examine avant de la serrer et je le fais entrer dans mon bureau.
— Vous nous avez téléphoné pour demander des renseignements au sujet d’une demoiselle Kessmann ?
— Exact…
— Nos services vous ont fourni les renseignements que vous désiriez, mais il se trouve que la demande d’information faite par eux à Copenhague a éveillé l’attention de notre police. Le chef de la brigade criminelle voudrait savoir ce qui a motivé la curiosité de la police française relativement à cette fille.
À mon tour, j’ai envie de le questionner, mais je me dis à temps que si on joue au ping-pong avec le mot « pourquoi » nous n’obtiendrons jamais le « parce que » tant espéré.
— Nous nous intéressons à une jeune femme blonde qui circule en France avec le passeport de feu miss Kessmann.
— Voilà qui est étrange…
— N’est-ce pas ?
Je lui propose une sèche, mais il refuse discrètement et sort de sa poche un étui de cuir bourré de cigares. Il me le présente. Je chope un barreau de chaise qui remplirait la bouche de Gabriello.
— À mon tour, monsieur Andersen, puis-je savoir pourquoi la police danoise est intéressée par notre curiosité ?
Il fronce les sourcils.
— Je m’explique : le fait que nous ayons pris des renseignements sur cette demoiselle Kessmann est-il de nature à troubler votre police ?
Là, il pige.
— J’y arrive, fait-il.
Il se carre le cigare dans les labiales et refuse la flamme de mon briquet.
— Non, ce serait dommage, proteste-t-il en grattant une allumette.
Quand l’extrémité du cigare ressemble à la chevelure de Favier, il prend le relais.
— Miss Kessmann était affectée à la personne du professeur Munhssen dont vous avez dû entendre parler ?
Je secoue la tête d’un air contrit.
— Non, excusez-moi, vous savez, je n’ai aucun rapport avec les milieux médicaux. Sorti de l’aspirine, je ne connais rien dans ce domaine…
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