— Jamais vu l’oiseau que vous dites, affirme-t-il. Et j’ai pas de puces non plus vu que je passe du DDT chaque semaine dans toutes les piaules !
Je le regarde entre les deux carreaux, mais il ne se trouble pas. Ce bonhomme est réglo, honnête et consciencieux.
— Bon, alors peut-être avez-vous comme pantin une jeune femme merveilleusement blonde qui portait un tailleur noir ?
Il hoche la tête.
— J’ai eu quelque chose dans ce goût-là, oui.
Mon palpitant se met à jouer Parlez-moi d’amour .
— Comment s’appelait-elle ? demandé-je.
— Attendez, fait-il, un nom bizarre, qui sentait la Bretagne…
Il se lève et va potasser un registre noir étoilé de graisse.
— Kessmann, dit-il… Marie-Louise, née le 16 mai 1928 à Copenhague…
Je note fiévreusement.
— Elle est restée longtemps ici ?
— Attendez…
Il compte entre ses dents.
— Onze jours, annonce l’hôtelier…
— S’est-elle absentée entre-temps ?
— Non !
— Elle est partie quand ?
— Ce matin.
— Elle vous a montré des papiers en arrivant ?
— C’te bonne blague ! s’exclame mon vis-à-vis, vous croyez que je prendrais quelqu’un sans s’être assuré de son identité ? J’ai vu son passeport de mes propres yeux, et je peux vous dire en plus qu’il était en règle…
Je tends la main à ce digne loueur de bidet.
— Merci, vous êtes un brave homme.
Il se rengorge et je le quitte pour la Grande Cabane. C’est le moment de déclencher le gros pastaga.
D’accord ?
CHAPITRE X
Le goudron commence à devenir limpide
En me pointant dans mon bureau, je sonne un de mes auxiliaires pour lui demander des nouvelles de Bérurier. Le gars me dit que mon pote le Dilaté est en campagne et qu’on ne l’a pas revu depuis la veille.
Je lui recommande de me le brancher sitôt que le Gravos aura donné signe de vie. Ensuite je me mets en communication avec les Sommiers puis avec les Renseignements généraux pour essayer d’y trouver la trace de Gros-Cocards et de sa complice, miss Kessmann, mais ces deux personnages y sont résolument inconnus. Je n’insiste pas et me rabats sur l’ambassade du Danemark. Là-bas on me promet d’enquêter immédiatement à Copenhague au sujet de la môme Marie-Louise, et on me dit que les renseignements me seront immédiatement communiqués.
Bon, voilà qui est fait… Il ne me reste plus qu’à attendre. Seulement attendre quoi ? Je me dis que les deux équipiers se savent talonnés maintenant et qu’ils doivent assurer leurs arrières. La preuve en est qu’ils ont lessivé l’infirmière chef…
Je m’abîme dans une trouble rêverie… Comme tout cela est bizarre, incertain…
La photo d’un mort sommeille, si je puis dire, dans un appareil photographique volé. On…
Soudain je bondis… Inutile d’aller plus loin, je viens de penser à quelque chose. Si mon idée s’avérait juste, ça changerait la face du problo…
Je passe un coup de bignou à Favier en lui demandant de descendre de son labo et je sors de mon portefeuille la photo du mort. Je la pose bien à plat sur mon bureau, je m’empare d’une loupe et je regarde très attentivement…
Je suis encore paumé dans mon examen lorsque le grand Favier se la radine les tifs plus rouquins que jamais ! Un vrai incendie en balade !
— Alors, commissaire, demande-t-il, vous avez enfin éclairci ce mystère du mort photographié ?…
Je secoue la tête.
— Tout ce que j’ai pu éclaircir c’était mon caoua matinal, en y cloquant du lait dedans… Je vous ai fait venir parce qu’il m’est venu une idée.
— Ah oui ?
— Au sujet de ce personnage…
— Quelle idée ?
Je hausse les épaules.
— Une idée qui, à première vue — et c’est le terme qui convient —, peut sembler idiote, mais à laquelle je me rattache de plus en plus.
Il est tout ouïe !
— Allez-y !
— Pourquoi cet homme ne serait-il pas vivant ?
Je lui aurais filé un crochet au foie qu’il ne serait pas davantage sonné. Il gratte sa tignasse incandescente et passe sa langue à l’intérieur de ses joues pour les dilater un peu…
— Mais, parce que, de toute évidence il est mort, objecte-t-il enfin.
Je secoue la tête.
— Favier, quels sont les détails de ce portrait qui nous font immédiatement conclure que c’est celui d’un mort ?
— Eh bien…
Il se penche, chope la photo et la bigle intensément.
— Naturellement la blessure, dit-il.
— Une blessure à la tête n’est pas toujours mortelle, mon petit !
— D’accord, mais ses yeux sont bien morts, vous ne le nierez pas ?
— Je ne le nie pas, mais je vais vous objecter autre chose… Un vivant peut avoir des yeux morts !
Il s’obstinait à ne pas comprendre…
— Voyons, dis-je, s’il est aveugle !
Je lui tends la loupe.
— Regardez ce visage, non pas dans son ensemble, ainsi que nous l’avons fait jusqu’à présent, mais en détail… Et dites-moi s’il est crispé par la mort ! Pas du tout. C’est un visage crispé par l’attention… Un visage qui guette ! Un visage perdu dans la nuit… Si vous voulez mon avis, mon petit Favier, cet homme n’est que blessé… Peut-être même est-ce sa blessure qui a causé la cécité dont il est affligé.
Favier bondit. Il a un élan.
— Vous avez une petite heure, commissaire ?
— Oui.
— Bon, je vais localiser la blessure et en faire un agrandissement de façon à ce que nous puissions mieux en mesurer la gravité !
Je trouve l’idée excellente. Le grand Favier évacue son incendie dans son royaume qui pue l’hyposulfite.
À peine est-il parti qu’on frappe à ma porte. C’est Pinuche. Il a une estafilade rouge à la joue et, pour arrêter l’hémorragie, il a collé dessus des feuilles de papier à cigarette. Ainsi affligé il ressemble à une momie qu’on n’aurait pas fini de déballer.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Pinaud ? T’as eu des complications avec un arbi ?
— Non, j’ai voulu me raser…
— Toujours des initiatives malheureuses, fais-je… Naturellement t’as pris un couteau de cuisine au lieu de ton rasoir ?
— Pas exactement, je me suis regardé dans le calendrier des PTT au lieu de me regarder dans la glace… J’avais un peu trop bu de blanc et les plombs avaient sauté à la maison… C’est pas pratique, tu sais, de se raser à la lueur d’une bougie.
Il s’assied sans me demander si sa venue m’est ou non agréable.
— Je voulais te dire, fait-il après s’être raclé la tempe d’un ongle noir et racorni, Bérurier a disparu… Nous avions rendez-vous chez lui, ma femme et moi hier, pour une belote… Et il n’est pas rentré… On a dû jouer à trois, mais ça n’a pas le même charme. La belote…
Je l’arrête.
Je me fous de la belote. D’abord j’ai horreur des jeux, ensuite je suis trop préoccupé pour subir un cours de Pinuche.
Bérurier qui découche ! C’est nouveau, ça !
Je prend l’appareil intérieur et je demande à parler au Vieux. Quelques secondes s’écoulent et la voix bien timbrée mais impatiente de mon chef me chatouille les manettes.
— San-Antonio, annoncé-je, dites-moi, boss, vous avez envoyé Bérurier en mission ?
— Non, pourquoi ?
— Il a disparu depuis hier…
Le Vieux garde le silence. Il lui faut toujours le temps de la réflexion.
— Curieux, fait-il enfin. Il ne lui est pas arrivé un accident par hasard ?
— Je ne sais pas…
— Alors renseignez-vous et tenez-moi au courant.
Il raccroche. Pinaud se roule une cigarette. Il l’allume avec un briquet à la flamme fumeuse, se brûle trois millimètres de moustache, douze cils et les poils du nez…
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