— Dis voir, murmure-t-il, t’as pas une vague idée de ce qui a pu lui arriver ? Sa femme est inquiète… Hier, elle était tellement anxieuse au moment où nous sommes partis qu’elle m’a demandé d’aller chercher leur ami le coiffeur pour lui tenir compagnie…
— T’aurais dû en profiter pour te faire raser, tranché-je…
— Si on y avait pensé assez tôt, on aurait pu aller le chercher tout de suite, le coiffeur, comme ça on aurait fait la belote à quatre. Parce qu’il faut que je te dise… la belote à trois…
Je cogne mon bureau d’un poing exaspéré.
— La ferme, déchet !
Il se rebiffe comme toujours.
— J’ai vingt-cinq ans de plus que toi, et il est inadmissible que…
Je fais claquer mes doigts.
— Il est arrivé quelque chose à Bérurier… Pas de doute… Le gars aux grosses paupières le connaissait. Notre ami a dû retrouver sa trace et l’autre l’a démoli !
Pinaud en oublie ses récriminations.
— Démoli, Béru !
— Je le crains. Il faut faire quelque chose, et presto…
— Mais quoi ?
Oui, quoi ? Où le Gros a-t-il pu porter ses grands pieds ? Quel fil conducteur a pu le conduire jusqu’au salopard qui…
— Peut-être a-t-il commencé une filature, suggère Pinaud. Suppose qu’il ait été obligé de prendre le train ? Il n’a pas la possibilité de téléphoner et…
— Oui, bien sûr…
J’hésite à mettre Pinuche sur le coup. Pour cela il faudrait tout lui expliquer… Non, je vais m’occuper de l’affaire moi-même.
À cet instant le téléphone retentit. C’est l’ambassade de Danemark qui me réclame. Un attaché s’assure de mon identité et me dit que la police danoise vient de répondre à son appel. La fille Kessmann était une petite infirmière de l’hôpital de Fredericia, on l’a retrouvée noyée sur la grève, le mois dernier… On a supposé qu’elle avait voulu faire une promenade en mer et que le canot s’était retourné, car celui-ci a été retrouvé au large, la quille en l’air !
Lorsque je raccroche j’ai nettement l’impression que nous avons mis le nez dans une vache affaire.
— Pinaud, fais-je brusquement, connais-tu le Danemark ?
— Non, dit-il…
— Eh bien, tu vas le connaître…
Il fronce les sourcils.
— Comment ça ?
— Le plus bêtement du monde : en y galopant…
— Hein ! éructe le fossile, tout de suite ?
— Immédiatement, et peut-être avant !
— Mais…
— Quoi ?
— J’ai une soirée chez mon beau-frère, ce soir… Tu sais, Poitoud, le marchand de vin, celui qui a épousé Amélie, l’aînée de ma femme ?
— Eh bien, ton marchand de picrate pourra mettre de la flotte dans son vin en attendant ton retour. Tu vas prendre le premier avion pour Copenhague… Une fois là-bas tu sauteras dans le train pour Fredericia… Il me faut tous les renseignements possibles sur une certaine demoiselle Kessmann qui s’est noyée le mois dernier…
Pinaud secoue la tête avec l’énergie d’un désespoir qui transparaît sur sa tronche de gâteux.
— Non, supplie-t-il, pas l’avion… Je ne peux pas le supporter…
— C’est regrettable, fais-je, mais tu vas le prendre quand même… À moins que tu ne préfères donner ta démission.
Il a un ahanement de vieux bûcheron abattant son dernier chêne.
— Tu ferais ça, San-Antonio ! À moi qui ai toujours été un père pour toi !
— Me fais pas chialer, ça ferait couler mon Rimmel ! On va te conduire dare-dare à Orly. Je sais qu’il y a un zoiziau en partance pour Oslo via Copenhague dans une heure environ… Passe à la caisse prendre des devises et un ordre de mission auprès des autorités danoises…
Il a des larmes dans ses yeux flétris.
— Tu n’es pas chic, San-A. J’aurais pu prendre le train…
— C’est ça, et mettre deux jours avant d’arriver à Fredericia ! Je te connais : tu rates toujours les correspondances… Non, ça urge… Je sens que je tiens le bon bout, alors profitons-en… Va et câble-moi tous les renseignements dès que tu les auras…
— Je vais être malade dans l’avion !
— Ça te passera le temps…
Il bredouille :
— Et si je me tue ?
Je le regarde, pris de pitié. Je connais mon Pinuche. Il n’y a pas plus courageux que sa pomme dans les cas désespérés (les plus doux, comme disait… l’autre) mais dans la vie courante il est plus timoré qu’une vieille fille voulant franchir à gué le Mississippi.
— Si tu te tuais, Pinaud, fais-je, ta veuve toucherait une pension exactement comme si tu avais été un individu normal.
Il grommelle encore des imprécations, mais je le pousse vers la sortie en lui disant de se presser.
Favier entre en courant, bousculant Pinaud dont le chapeau choit sur le parquet. Le vieux chnock se met alors à déclamer des trucs émouvants sur le respect qu’on doit à ses cheveux blancs et l’absence de respect des nouvelles couches.
— En fait de couche, c’est toi qui détiens la plus épaisse, tranché-je en shootant dans son galure qui va faire un vol plané dans la cage de l’ascenseur.
Là-dessus je lui claque la lourde dans le dos. Et je crie : « Bon voyage ! »
Favier exulte.
— Vous aviez raison, San-Antonio…
Il tient à la main une épreuve format 18 × 24 consacrée uniquement à la blessure de notre homme aux yeux morts.
— Je viens de montrer ce cliché au docteur Bermuel… Il assure que cette blessure n’a pas été produite par une balle. Mieux, il prétend qu’elle était en voie de cicatrisation lorsque la photographie a été tirée…
— Hein ?
— Regardez, effectivement on constate, grâce à l’agrandissement, que les chairs se ressoudent, sur les bords de la plaie. D’autre part les lèvres de cette plaie sont en forme de courtes languettes. Le docteur Bermuel a raison : c’est un éclat de métal, aux arêtes vives, qui a blessé l’homme…
Je me frotte les mains.
— Vous ne direz pas que je n’ai pas le compas dans les calots, Favier ?
— Personne n’en doute, commissaire !
J’ai une courbette reconnaissante.
— Bermuel est toujours dans nos murs ?
— Oui, il apporte une expertise au Vieux et il est obligé de faire antichambre car le patron est en conférence…
— Dites-lui de venir un instant…
Favier disparaît et je reste en tête à tête avec cette blessure, si je puis ainsi m’exprimer.
Bermuel radine, escorté de Favier qui biche comme un pou sur le crâne d’un clodo. Après tout, c’est un peu son affaire, et il lui plaît de la voir croître et se multiplier comme le ferait une plante rare.
Bermuel est un petit gros avec un bide de bouvreuil et un visage signé Cadum. Il est appétissant comme un jambonneau. Un anthropophage le croûterait sans le faire cuire !
On s’en serre cinq chacun et je lui montre la photo.
— Favier m’a fait part de vos conclusions, elles jettent sur l’enquête ce que les journaleux appellent « un jour nouveau »… Moi, j’ai une autre question à vous poser…
Je lui tends la première image, celle qui représente l’inconnu.
— Pensez-vous que cet homme soit mort ou aveugle ? Pensez-vous que sa cécité, si comme je le crois vous inclinez vers cette thèse, soit consécutive à cette blessure ?
Il pose une vieille serviette en vache galeuse sur le coin de mon bureau, accroche sur son petit pif rose des lunettes à la Marcel Achard comme s’il voulait jouer avec moâ, et étudie la première image.
Nous retenons notre souffle afin de ne pas troubler son examen.
Il se passe bien cinq minutes avant que le toubib remue.
— Mais cet homme n’est ni mort ni aveugle ! affirme-t-il.
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