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Frédéric Dard: Ne mangez pas la consigne

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Frédéric Dard Ne mangez pas la consigne

Ne mangez pas la consigne: краткое содержание, описание и аннотация

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L'homme cagoulé est en train d'affûter la lame courbe d'un cimeterre. Le cimeterre marin dont causait Valéry. Ce cimeterre-là va m'expédier au cimetière sur une vraie meule. Une meule électrique, siouplaît, ce qui m'inciterait à penser que nous sommes dans un atelier.

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— Qu’en pense B.B. [1] Berthe Bérurier, la légitime du gros. ?

Béru plonge son index et son pouce dans l’une de ses fosses nasales, aussi bien approvisionnée qu’une fosse d’aisances.

Il en ramène provisoirement un poil qu’il se fait un plaisir de déposer sut mon sous-main.

— Te dire que ça lui fait plaisir… Mais elle a de la sympathie pour Léocadie. Et puis quoi ! Alfred va sur ses quarante berges, faut bien qu’il se case.

Nous examinerions plus avant le cas Alfred si la sonnerie de mon bigophone ne retentissait opportunément. Je fais ce que font les gens doués d’initiative en pareil cas : je décroche.

Le standardiste m’annonce :

— Je vous passe M me votre mère, monsieur le commissaire.

Qu’est-ce à dire ? J’ai quitté Félicie il y a moins d’une plombe ! Comme elle n’a pas l’habitude de me relancer au turbin, je conçois quelque inquiétude.

— Allô ! C’est toi, m’man ?

— Antoine, mon grand, je ne t’ennuie pas au moins ?

— Penses-tu !

— Figure-toi que je reçois à l’instant une lettre de cousine Adèle qui m’annonce son arrivée pour aujourd’hui. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais sa lettre a mis quatre jours pour venir de Lisieux…

In petto , je songe qu’il fait bien un jour à recevoir cousine Adèle.

— Elle me dit qu’elle débarquera à Saint-Lazare à onze heures moins cinq. Comme elle ne connaît pas bien Paris et que je n’ai rien de prêt…

Je sens le désarroi de ma chère Félicie. Quand on attend du monde — ce qui est rare heureusement —, c’est branle-bas de combat à Saint-Cloud. La maison est plus briquée que la Rolls de la reine d’Angleterre et on met les petits plats dans les grands.

— Te tracasse pas, m’man, j’irai la chercher à la gare et je l’emmènerai à la maison.

— Oh ! merci. Ça ne dérange pas ton travail ?

— Mais non. On fait justement relâche aujourd’hui.

Je raccroche, plus morose que jamais. L’arrivée d’Adèle, c’est le genre de calamité du second degré qui nous choit sur le portrait une fois par an.

Je ne crois pas vous avoir jamais parlé d’Adèle. Dans l’échelle des ennuis familiaux, elle se situe entre le téléphone en dérangement et l’indigestion de moules.

Une vraie silhouette, Adèle ! Lorsqu’elle débarque chez nous, j’évite de passer en sa compagnie devant les studios de Boulogne de peur qu’un metteur en scène ne me la fauche pour lui faire jouer une institutrice libre.

Elle est trop grande pour ressembler à une femme et pas assez pour ressembler à une tour. Un naze en capot de Jaguar, une poitrine aussi saillante qu’un fronton de pelote basque ; une moustache qui crache à la figure de M. Gillette et des yeux aussi expressifs que deux boîtes de camembert sans leur couvercle ; vous mordez le spécimen ?

Quand on a ça à ses côtés, on rêve de se déguiser d’urgence en n’importe quoi (je voulais même, un jour, me déguiser en Adam mais je n’ai pas trouvé de feuille de vigne à ma pointure).

— T’as l’air tout chose ? remarque le digne Bérurier, l’homme qui lit sans lunettes sur les visages. Mauvaise nouvelle ?

— C’est moins grave que la mobilisation générale, mais c’est pire que la crise de coliques néphrétiques, Gros. Adèle rapplique !

Le Mahousse me présente une dextre large comme une feuille de chou bien pommé.

— Je l’ai vue une fois, ta pin-up, San-A. Alors toutes mes condoléances si tu permets. Qu’est-ce que tu vas en fiche ?

— La cacher !

— Emmène-la au cinoche, dans le noir elle attirera moins l’attention ; tiens, ils passent un film formide sur les Chanzé. Un truc sur le Sahara, ça s’appelle « la Chaude Piste » ou quelque chose dans ce goût-là. Tu bronzes rien qu’à le regarder et quand tu sors de là t’as soif pour la semaine…

Je m’aperçois qu’il est temps d’aller réceptionner l’Adèle. Une chose me console ; je viens de toucher une M.G. et je vais lui coller le grand frisson, à la Grande.

Le hic, c’est qu’il va falloir un chausse-pied pour la faire entrer dans ma trottinette, à moins que je ne la scie en deux et que je ne fasse deux voyages !

— Présente mes vœux au coiffeur, Gros.

— J’y manquerai pas, Tonio. Il y sera sensible. Il a de l’estime pour toi.

— Dis donc, fais-je en me levant, pendant son voyage de noces tu vas être seul à manœuvrer la Grosse. N’oublie pas ton huile de foie de morue !

Bérurier se roule une cigarette, philosophiquement.

— Dans les cas graves on fait ce qu’on peut. On n’est pas des bœufs !

— Heureusement pour Berthe !

Je viens rarement à Saint-Lazare. Mais quand ça m’arrive je me dis chaque fois que cette gare est le vrai cœur de Paris. Si un jour je moule la Manufacture des passages à tabac, je me prendrai un petit kiosque pépère dans la salle des pas perdus de Saint-Lago et j’y vendrai des billets de loterie en regardant exister mes contemporains.

Les hommes, c’est dans le hall d’une gare qu’il faut les voir. C’est là qu’ils sont réellement en liberté, là qu’ils s’abandonnent à leurs tics — quelquefois même à leurs vices. Ils y courent, ils s’y morfondent, ils y pleurent, ils s’y embrassent, ils s’y brouillent, s’y retrouvent, y mangent, y dorment, y défèquent, y lisent, y jouent, y écrivent, y téléphonent, y marchent, y prennent le train (et en descendent), y espèrent, y chantent, y écoutent chanter, y écoutent parler, y écoutent aimer, y aiment, y han ! y hi ! (ça me chatouille !)…

Je me délecte de cette odeur de train et de foule. Sous des affiches et dans les encoignures de kiosques à journaux, des couples enlacés se font tout ce qu’on peut se faire lorsqu’on consent à risquer trois mois de ballon sec pour attentat aux mœurs.

Un vieux monsieur, vêtu d’une houppelande, claudique en direction du bureau de tabac. Je constate qu’une peau de banane aux doigts écartés jonche sa trajectoire, mon subconscient espère confusément des émotions fortes, mais le vieux monsieur enjambe la peau de banane et, comme la salle voisine, j’en suis pour mon attente. Raté !

Le train d’Adèle est programmé pour dans six minutes. Le temps de griller une cigarette, voir un gros-pas-bath se brûler les muqueuses avec un hot-dog plus hot que dog, faire de l’œil à une petite bonniche-bretonne — qui — attend — un — monsieur — qui — ne-vient-pas, aider un représentant en brosses à ramasser son matériel étalé sur le bitume, regarder si la grosse pendule de gauche est synchrone avec celle de droite, trouver que le temps est de plus en plus maussade et les gens de plus en plus sinistres et tututt ! Un train de marée m’apporte Adèle. Je ressens le picotement de l’effroi dans la partie de moi-même qu’un cinéaste averti (et même un cinéaste inverti) appellerait mon plan américain sud. Entre nous et le jardin des Tuileries, je préférerais me promener en compagnie de la locomotive qui a tracté Adèle plutôt qu’avec cette dernière. Je serais assuré d’être moins remarqué.

Les gus descendent du convoi. Y a des militaires fringués en soldats, des péquenods endimanchés, un curé bien nourri, un pensionnat-en-jeudi, puis enfin, dominant la foule, altière et démesurée, Adèle.

Elle avance comme la girafe dans la cavalcade d’un cirque. Mais une girafe qui porterait un chapeau de paille noir orné d’une plume verte et une pèlerine de chef croque-mort sur une robe trop longue. Elle a des bas de laine, des gants de laine, un cache-nez (qui, hélas ! ne cache pas le sien) de laine et l’haleine choquante. Son pique-bise est rouge, par contre sa figure plate est cireuse comme la frime d’un saint empaillé. Elle porte des lunettes pour supermyopes larges comme des hublots, mais beaucoup plus épaisses. Naturlich, elle me frôle sans me voir. C’est son avarie number one, la vue, à Adèle. Pour ligoter Paris-Normandie elle prend une loupe de philatéliste, et quand elle percute un gardien de la paix, elle s’écrie : « Excusez-moi, monsieur l’abbé ». Pour vous dire…

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