— En ce moment, à six heures quarante.
J’ai un hennissement de détresse.
Me voici démuni, seul, sans arme, dans un pays hostile, contre une troupe de gens en armes. Que puis-je tenter ? Espérer ?
— Vos amis, dis-je, sont-ils nombreux ?
— Des millions !
— Alors ils accepteront peut-être de m’aider à délivrer Bérurier ?
Elle secoue la tête.
— Impossible, cela est contraire aux grandes options de notre cause. Les traditions sont encore trop fortement enracinées dans le cœur des hommes de ce pays. Le système des castes continue de prévaloir, et jamais les Intouchables, auxquels j’appartiens, ne se risqueront à attaquer les supérieurs. Le dharma est toujours en vigueur, et le restera tant que la profonde mutation pour laquelle je lutte ne se sera pas produite !
Bien parlé.
C’est une espèce d’Evita Peron, Vahé ! Mais ça n’est pas de discours que j’ai besoin.
— La preuve que tout est à faire, c’est que nous sommes perpétuellement trahis. Il y a dans nos rangs une armée secrète de traîtres qui livrent nos plans aux supérieurs, à peine qu’établis ; nos intentions sont connues de l’ennemi, nos projets. Voilà pourquoi nous sommes contrés avec tant de promptitude. C’est à désespérer…
Elle se prend la tête à deux mains.
— Mon père, ô mon vénéré et noble père, lamente-t-elle.
Mon cœur se serre (pour faire place à la peine). À l’instar de la belle Vahé, j’ai envie de m’écrier :
— Mon Béru, ô mon cher et courageux Béru…
Au grill-room, pépère ! Les carbonari ! Servez chaud ! Chauds les marrons ! Poulet grillé ! Minute, cocotte !
Non ! Impossible !
— Comment s’opèrent ces crémations ?
Elle récite, d’un ton mécanique :
— On place les suppliciés sur le bûcher composé de bois de santal et d’autres essences dont la combustion est particulièrement intense et rapide. On y met le feu après que la foule l’a cerné. Tout brûle tandis que les assistants chantent en chœur le « Khrâmerakhrâmerapâ ».
Vision d’enfer, c’est bien quasiment le cas d’y dire, sacré bon gu !
Vision apocalyptique !
— Vahé, fais-je brusquement, vous êtes venue ici pour me sauver. Je vous en suis reconnaissant jusqu’à la moelle. Faites-moi confiance : je lutterai pour votre cause que je devine noble et juste, mais auparavant, aidez-moi à sauver mon ami.
— Je ne vois guère comment, dit-elle.
— Vous prétendez que les gens de votre secte refuseront de combattre, du moins peuvent-ils nous aider à réunir du matériel de combat.
— Ils n’ont pratiquement pas d’armes, excepté quelques dérisoires poignards…
— Quand je parle de matériel de combat, je ne pense pas obligatoirement à des armes !
— En ce cas, il y a à Khunsanghimpur une bonne vingtaine d’adeptes que j’estime à peu près sûrs.
— En ce cas, faisons vite, Vahé : il ne nous reste plus que trois heures pour agir !
Sur moi donc, cette troupe s’avance…
Éléphants en tête, comme toujours ici.
Bille en tête, même !
Des masses !
Todontes !
Ils amènent dans leurs palanquins Mâbitâhungoû ; la très belle et très garce Çavajéjoui, et, verdâtre à cause de la blessure par moi infligée à sa dégueulasserie d’abdomen, le vilain Tanhnahunecomça.
Des lanciers encadrent le cortège.
Suit une carriole traînée par des parias dans laquelle se trouve Bérurier.
Puis une charrette tirée par deux vaches blanches où l’on a placé la conne de M me Bérurier bis, ex Vadérhétroçatânas.
À voir !
La cavalcade, ou plus exactement l’éléphancade Barnum.
Des joueurs de fifres bandzobiens font entendre, dans le matin peuplé par ailleurs de chants d’oiseaux, l’aigre musiquette des services funèbres.
La foule suit. Des femmes en saris blancs. Des hommes en pyjamas bleu nuit !
C’est impressionnant.
Là-haut et là-bas, côté Chine, le soleil se lève. Bien rond, bien vitaminé.
Le bûcher ressemble à un immense piédestal sans statue. Bientôt, il va recevoir des gisants !
La caravane se met en arc de cercle dans la vaste clairière au centre de quoi s’édifie l’affreuse chose.
— Allez ! crie Mâbitâhungoû en sanscrit.
Illico, des gardes s’emparent de mon bien cher Béru. Le Gros est ficelé d’étrange manière. Il a les mains entravées ainsi que les jambes, mais ce de manière assez lâche pour qu’il puisse accomplir quelques mouvements. Les aides-bourreaux l’obligent à gravir une échelle appuyée au bûcher. Parvenu à destination, Pépère se retourne pour apostropher la populace.
— Les gars, dit-il, je vous annoncer une chose dans pas longtemps, ça va renifler la friture dans le secteur, biscotte le bonhomme a des réserves de graisse.
Puis, tout particulièrement à l’intention de son beau-frère :
— Lucien, ajoute le brave bonhomme, t’es un frangin en peau de vache. Je dépose une protestance seule-à-nelle comme quoi t’as pas le droit de fricasser ta sisteur vu que not’ mariage n’a pointe été consumé, et j’y déplore. La pauv’ biquette va rôtir avec son berlingue. Des charognards comme tézigue, on peut pas trouver pire. Aussi, tout Maharajah que tu es, j’te maudis de pieds en cape et je souhaite que ma fumée t’étouffe.
Cette malédiction style Jacques de Molay (revue et corrigée Alexandre-Benoît) jetée, le Mammouth tend la main à son épouse.
— Allons, viens, ma pauvre louloute, lui dit-il. La femme au foyer, j’voyais ça autrement. Mais quand on a Landru comme frère, faut s’attendre à des trucs… fumants !
Là-dessus, les deux jeunes mariés s’allongent sur les rondins.
Mâbitâhungoû fait un geste.
Les chants funèbres retentissent. Le bourreau prépare sa torche et vient allumer les brindilles croustillantes. Elles sont sèches comme des biscuits. Pourtant, contre toute attente, la flamme de la torche ne se communique pas au bûcher.
Stupéfait, l’homme insiste. En pure perte : le feu refuse de prendre.
Il essaie de le mettre à un autre point de l’édifice de branchages.
Sans plus de résultat.
Un murmure passe dans la foule.
Les prières s’arrêtent.
On devine la stupeur ambiante, l’incrédulité. Une sorte d’espèce de début de frayeur religieuse.
— T’as des problos, Mec, lance le Courageux (ô combien !). Tu veux mon Feudor ?
Sa boutade joyeuse ne détend pas l’atmosphère.
Agacé, Mâbitâhungoû crie un ordre.
Deux autres mecs allument alors deux autres torches pour unir leurs flammes et leurs efforts à ceux du bourreau.
Rien !
C’est le moment de la big action, mes frères.
Un long hululement part des frondaisons. Il s’enfle, s’enfle, terrible, fantastique. Bien que c’est moi qui l’aie enregistré sur le minicassette de Vahé, une heure plus tôt, si je vous disais qu’il me file presque les copeaux ? Faut dire que les échos de la forêt l’amplifient, le caverneusent, l’horribilisent…
La foule se jette à genoux.
Mais c’est pas fini.
Au contraire : ça commence tout juste… Parce que je n’ai pas fait qu’ignifuger le bûcher en vaporisant dessus les seize extincteurs piqués dans l’usine de produits chimiques de la localité voisine. Aidé de Vahé et de ses potes, j’ai préparé d’autres gadgets surchoix.
Au plus paroxysmique du hurlement, une misérable forme se détache du faîte d’un arbre géant bordant la clairière. La forme se met à traverser l’espace nu, au-dessus du bûcher. Elle paraît voler…
Et cette forme, Dieu me pardonne, c’est le cadavre du pauvre fakir Trikviitt accroché à un filin de nylon tendu d’un arbre à l’autre.
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