Ce bougre de comte Yabézeff se tait. Son cigare le fait tousser. Des gouttes de transpiration ressemblant à de la sueur en forme de sudation perlent à ses tempes aussi dégarnies qu’une choucroute de restaurant à prix fixe. Je te parie que le Davidoff est trop costaud pour sa pomme. Pourtant il continue stoïquement de le téter, expulsant des bouffées de plus en plus orageuses.
— Passionnant, votre exquise Excellence, déclamé-je. Mais comment le prince Boufftapine a-t-il été au courant de cette extravagante histoire d’amour ?
L’homme au col d’hermine s’ébroue. Les poils blancs de sa fourrure continuent de voleter autour de lui. Il ressemble à une vieille locomotive sibérienne haletant dans une tempête de neige.
— Dans la vie, il y a toujours hasard ! annonce-t-il.
Ensuite de quoi, il se dégueule légèrement dessus, parce que franchement, il n’a pas l’habitude du cigare, surtout à cinq heures trente-quatre du matin.
Mathias et moi faisons semblant de nous apercevoir de rien. Il est des instants qu’on doit se garder d’interrompre.
— Quel hasard, ô cher duc ? le monté-je en grade, manière de le survolter.
Il tousse, se paie une seconde petite giclette et repart. Peu de temps avant qu’il ne prenne sa retraite, le Père G 7, né prince Boufftapine, a chargé un client à Charles-de-Gaulle. Soudain, en le contemplant dans son rétroviseur, il sursaute : ce passager de son bahut n’est autre que Rubinyol, l’homme exécré qui a détruit sa vie. Il ne peut se contenir. Il le prend à partie. Rubinyol fait amende honorable. Il regrette, ignorait que la Sdenka était pareillement aimée du prince. La vie est mal faite quand elle oublie d’assurer la réciprocité en amour. Comme souvent, les deux rivaux sympathisent. Parvenus à l’hôtel d’Arthur, ils restent ensemble pour continuer la discussion. Vodka et re-vodka. Souvenirs, confidences. Ils se beurrent la gueule, se disent tout. Rubinyol fait état de ses enfants inconnus. Lui non plus n’a pas la fibre paternelle développée. Il les cite en référence de la fantaisie de Sdenka. Comme on en raconte une bien bonne. Quand le prince et le virtuose se quittent, ils en ont l’un et l’autre un grand coup dans les galoches.
Et puis Arthur repart après son concert, ailleurs, très loin…
Le prince reste à ruminer cette nouvelle tranche de vie de la femme aimée qu’il ignorait jusqu’alors.
Il est malportant. Décline. Confond les feux verts avec les feux rouges et traite les gardiens de la paix de bolcheviks. Il doit raccrocher. Et c’est la retraite dans cette maison de Saint-Glinglin-sur-Loing.
Cette fois, le comte n’en peut plus. Il court à la fenêtre et balance une fusée éclairante sur les rhododendrons. Mathias caresse ses flammes d’une main ignifugée.
— Intéressant, non ? murmure-t-il.
— Très, mais cela ne solutionne rien…
Le pauvre père Teufteuf a l’estom’ à la retourne. Il appelle Hugues à s’en décrocher le tiroir. Il sanglote, s’ébroue, repart en gerbances affreuses. Il hoquette, lamente, geint, rouvre la bouche et redégueule, et je médite, obscur témoin.
— Ça ne va pas, Excellence ?
Son reste d’hermine, merci du peu, je t’en fais cadeau ! Beurg !
La vraie épave. Il va mourir, c’est sûr.
— Je n’avais pas fumé depuis mon départ d’Odessa, il nous glapatouille entre deux spasmes.
Le pauvre.
Mais moi, faut que j’en sache encore. Je suis ici pour apprendre.
— Excellence, noble comte ! Vous devez me dire… Finir… Cette femme, Sdenka… Le prince a-t-il eu de ses nouvelles ? Faites un effort, comte ! Dites, mon grand cher vaillant ami miraculeux. Parlez ! Faites des signes.
Il en fait un. Me désigne l’humble armoire de bois blanc peinte en marron-caca.
— Dans l’armoire ? je demande.
— Beugh ! il gerbe.
Le pauvre, il se vide intégral. N’aura plus d’estomac, ni œsophage. Plus de tripes. Evidé comme un vieux saule. Une canne à pêche.
Mathias court ouvrir l’armoire. Quelques misérables hardes pendouillent à des cintres métalliques de teinturier.
— Et alors, cher grand archiduc ! Presque tsar ! Descendant illustre de Catherine la Grande.
— … tirheugh… braouv…
Mathias, franchement, c’est le mec irremplaçable : chimiste, graphologue, décrypteur, traducteur. Il cause toutes les langues y compris le pharaon ancien, le merle des Indes, le dégueuleur russe.
— Le tiroir, Eminence ?
— Da… aaheugh !
L’Incendié ouvre le tiroir. Je m’approche. Un vrai fourre-tout indescriptible. Des riens, en surnombre. Des traces humaines plutôt.
Le comte défaille, il est vert comme la Normandie au printemps. Se tient ; genoux devant la fenêtre où l’aurore se coagule.
— Journal !
Il a distinctement proféré ce mot. Journal ! Mathias l’a déjà en main. Il s’agit de la première page du « Parisien (deux fois) libéré ».
Une manchette gigantesque barre la une. Elle annonce la visite en U.R.S.S. du président de notre république. Des photos montrent l’arrivée de Giscard à Moscou. L’accueil des officiels. La revue des troupes. La réception au Kremlin…
Le Rouillé regarde, regarde. Le canard trembille entre ses doigts tavelés.
— C’est ça ? il murmure. C’est ça, monsieur ?
Le comte n’a plus la force. Il opine. Juste un hochement de tête. Oui, oui : c’est ça.
— Mais quoi ? bégaie Mathias. Mais quoi donc, monsieur ? Je ne vois pas, je ne vois rien, je ne comp…
Il se tait.
Ça y est. Il a trouvé.
Et des étincelles jaillissent de sa chevelure. Il se découvre une myopie fulgurante qui l’oblige à coller son nez contre le baveux.
— Oh ! la la, mon Dieu ! Oh, oui, oh là !
Il n’en finit pas de psalmodier comme un malpropre.
— Tu permets, Rouquemoute ?
J’ai toutes les peines du monde et de ses environs à lui arracher le baveux. A mon tour de mater les photos. C’est la dernière qui m’attire parce que c’était celle-là qu’il biglait, Mathias. On voit plusieurs personnes dessus, en grande tenue : quatre hommes, deux femmes. Les hommes sont : notre président, le maréchal Belkanine, M. B… et M. K… Les dames, sont : Mme Giscard d’Estaing et une vieille femme assez forte, mal fagotée, à l’apparence effacée. Quand tu la mates attentivement, tu reconnais en elle la belle représentante du type balte qui avait séduit Nicéphore Pétoche. Oui, il s’agit bien de Sdenka. Mais d’une Sdenka remodelée, non seulement par le temps, mais surtout par sa vie soviétique.
— C’est elle, dis-je d’un ton mourant.
— Oui, répond Mathias dans un soupir de punaise écrasée.
— Elle est devenue madame…
— Oui.
— Bon Dieu !
Nous nous taisons, éperdus devant cette réalité. Le comte est presque évanoui. Je dis presque, mais ses yeux conservent encore des lueurs d’entendement.
Je vais m’agenouiller près de lui, de l’autre côté de sa flaque.
— Dites, Yabézeff, le prince a découvert cette photo en lisant le journal, je suppose ?
— Da…
— Et alors ?
Il est lamentable, Teufteuf, avec sa robe de chambre de monarque mitée répugnante. Blotti dans sa puanteur, il se laisse glisser vers la suprême indolence.
— Hein, et alors ?
Il n’a pas la force d’articuler quoi que ce soit.
Et comme souvent, c’est à force de stimuler ma curiosité que je devine la vérité. L’homme a le don de confectionner soi-même ce qui lui est indispensable.
— Il a été fou de rage en découvrant qu’elle était devenue l’épouse d’un maître de la Russie Rouge. Alors il a écrit à ce dernier pour lui raconter tout ce qu’il savait d’elle : leur liaison, puis la liaison de Sdenka et de Rubinyol, son appartenance aux services secrets ricains, les enfants… N’est-ce pas, comte ?
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