— Cette altesse vachement sérénissime et antidérapante est morte écrasée par un chauffard.
— Ci abôminâble ! clame le comte Yabézeff en donnant du poing sur l’accoudoir nazebroque de son fauteuil.
Et à partir de tout de suite, comme naguère pour la Mélanie, je renonce à son accent, à ses pompes et à ses œuvres, qu’enfin merde j’ai autre chose à foutre.
— Nous avons la preuve qu’il s’agit d’un attentat, Excellence. Votre grand merveilleux ami, si glorieux, jaspé, endémique et couronné fut assassiné, telle est la cruelle vérité.
Yabézeff s’est à demi dressé au-dessus de son siège branlant. Puis, foudroyé par la révulsion que lui inspire une telle perspective, il s’y laisse retomber, si violemment, que les fluettes guibolles du siège se mettent en « 8 », si bien qu’à présent, le père Teufteuf est dos à nous. Pour la suite de la converse, deux solutions : ou bien le ramener dans sa position antérieure, ou bien aller nous placer face à sa nouvelle posture. Nous optons pour cette seconde version, la première pouvant présenter des risques énormes compte tenu de la vétusté du siège.
— Assassiné ! redit-il comme un écho qui roulerait les « r » sans qu’il y en eût pourtant un seul dans le mot.
— Oui, votre chère et fabuleuse Excellence en parfait état : vidange-graissage, lubrification du châssis ; oui, mon comte : assassiné, lui, un descendant des Romanov braisés et des Strogonov à la tomate ! Assassiné comme n’importe quel Raspoutine de service. Assassiné bassement, traîtreusement. Assassiné comme le grand tsar Nicolas-j’sais-plus-combien surnommé : le petit père dépeuple. Vous pensez bien, ô grand comte, qu’un tel forfait crie vengeance. Crions avec lui !
Je lance mon bras en avant en hurlant :
— Vengeance !
Et le père Teufteuf répète de même : « Vengeance ! »
Par trois fois consécutives ; ce qui est beau, tu sais ; et impressionnant, oh ! la la combien !
Bon, et alors on se calme.
— Vous n’auriez pas cigarette ? demande le comte.
J’ai cigare, c’est pire bien mieux, signé Davidoff en plus, vive la sainte Russie ! Tiens, mon comte, fume !
Un odorant nuage se constitue, qui embaume nos âmes surmenées. Et on cause.
— Cher grand comte de mes chères deux comtesses, dis-je. Le prince qui vous avait en si grande amitié et haute estime, tout ça, a dû fatalement vous parler de la personne que voici.
Et patatraque, tout à trac, sans le moindre trac, je lui aboule la photo de « la » Finlandaise.
Le chauffeur-comte Yabézeff, grand chambellan de ceci cela et autres, assure l’étanchéité de son monocle dans la cavité réceptrice.
— La gueuse, la gueuse, la gueuse ! il imprécationne, évidemment que tout est à cause d’elle.
Un bonheur que je n’hésite pas une seconde à qualifier d’ineffable s’étale en moi comme de la morphine dans les veines d’un camé.
Se pourrait-ce donc ? En cette aube vacillante qui déjà teinte les vitres, vais-je enfin avoir l’explication tant recherchée ?
La glotte polie de Mathias le polyglotte fait entendre son léger couinement de poulie rouillée…
L’instant est capiteux, capital, captivant.
— Bravo, dit le comte en me tendant sa main à baiser, vous êtes allés vite en besogne !
— Le regretté prince vous a donc confié la vérité ? hasardé-je.
— Da, fait le russe, en français.
— Alors disez ! Disez vite, grand comte !
— Jawohl mein Herr ! répond-il étourdiment dans sa précipitation.
Et il dit.
Et voilà. Et je te résume parce qu’alors, si on continue sur ce ton, ça peut durer jusqu’à la Saint-Trou.
Tout commence par une histoire d’amour à Saint-Pétersbourg en 1917. Le jeune prince Boufftapine tombe follement amoureux d’une ravissante jeune fille, Sdenka Tastrov, qu’il avait rencontrée au cours d’une promenade à cheval dans la forêt de la Grande Moniche, au sud-ouest de Saint-Pétersbourg, quand tu sors de la pissotière située à droite de la fabrique de balais Bolchoï. Le cheval de la délicieuse écuyère s’était emballé, ce sale con. Elle criait de terreur, la pauvrette, manquant d’être désarçonnée ou de se fracturer la gueule contre les branches basses. Alors, le prince Boufftapine était intervenu, en vrai cosaque (un don qu’il possédait). Dedieu, la manière qu’il l’avait coursé, ce bourrin de mes fesses ; puis sauté aux naseaux. Et voilà qu’il s’arrête. La jeune fille défaille de peur, reconnaissance, tout ça. Le prince la reçoit dans ses bras vigoureux ; chialez pas, la belle, j’en ai une grosse comme ça ! Elle rassérène, la Sdenka. Et vlouf : c’est le big love. Toi, moi, nous deux, la vie, encore, ah ! que c’est bon ! Tu vois le style ? Hélas, elle est pas de son rang, au prince. Tu juges, le renaud de ses vieux : un Boufftapine, descendant de Pierre le Grand, de Divan le Terrible et consort, marier une simple Tastrov dont le papa, riche certes, n’a pas le moindre bout de titre à foutre dans la balance ! Dis, ça va pas la tête couronnée ! V’là le temps des chagrins qui débute. Et puis aussi la révolution. Les parents du prince sont trucidés par les rouquins. C’est le grand bidule saccageur. Il se bat héroïquement, Boufftapine. Mais sa cause est perdue et le voilà borduré de Russie. Faut qu’il enfuille. Alors il part avec… Comment je l’ai appelée déjà, c’te conne ? Ah, oui : Sdenka. Il part donc avec Sdenka. Le couple passe en Finlande où ils sont accueillis en héros. Là, le prince, au lieu de filtrer le parfait amour, grand imbécile courageux, il va se bigorner encore contre les révolutionnaires finnois. Et pendant ce temps, tu devines quoi ? La petite greluse le double. Avec, tu entrevois qui ? Oui : Arthur Rubinyol. Elle abandonne le sabre du prince pour céder au piano du jeune virtuose débutant. C’est à présent qu’elle va vraiment ressentir la grande secousse amoureuse, Sdenka. Big amour bis ! Ils partent. Quand le prince rentre de guerroyer, il est archicornard ; ne trouve plus personne, sa mésange s’est envolée avec le beau rossignol. Ils sont à Paris. Boufftapine s’y précipite. Trop tard : les voilà partis aux Zuhéssa. Le prince n’a plus un radis. Il doit gagner son bœuf strogonoff à la sueur de son taxi. La vaillante Compagnie G 7 l’engage. Flotte petit drapeau !
Tu veux que j’interrompe, laisse passer une page de publicité ? Non, tu peux suivre ? Ça te fatigue pas le cérébral ? T’as pas de fourmis dans le cervelet, bien vrai ? D’ac.
En Amérique, Arthur commence à faire carrière. Il est reconnu, fêté, adulé, acidulé, branlé, logé, nourri, tout ! De tempérament volcano-volage, il passe entre d’autres cuisses. Délaisse la Sdenka. Elle pleure, lui supplille la pitié. Il la console temps à autre d’un petit coup d’archet vite fait ; badigeon express. Puis va ailleurs, plus loin, là où la gloire le réclame. Sdenka, la pauvre gredine, se retrouve seule, sans ressources (mêmes thermales). Heureusement, grâce à Rubinyol, elle s’est fait quelques relations haut placées. Entre autres un général qui la branche sur les services secrets U.S. Ne réunit-elle pas toutes les qualités requises pour devenir une bonne espionne ? Elle est slave, jolie, instruite. Elle sait se servir d’un couvert à poissons, parle huit langues et suce comme une reine. Alors ?
Elle devient vite une gente agente, très active, bien rétribuée. Parcourt le monde. Vit dans les palaces. Baise avec les plus grands. Fréquente les ambassades, les chancelleries, le Vatican, le reste !
Elle hante (comme on dit puis) les plus grands coiffeurs, telle Mireille Mathieu dont le sien habite Le Creusot et fabrique aussi les casques des C.R.S. Elle est l’amie des artistes universels, des savants de réputation mondiale, des bâtisseurs façon Merlin (surnommé Rommel 2 parce qu’il a reconstruit le mur de l’Atlantique). Bref, elle est une souveraine dans son genre. Quelqu’un d’important, de fêté, et qui affure de la fraîche. Sa seule plaie vive ? Son amour pour Arthur, qui n’est pas payé de retour. Chaque fois qu’elle le peut, elle le traque pour connaître l’extase Et lui, qui n’en est pas à un coup de queue près et joue sur plusieurs claviers, ne rechigne pas à lui donner satisfaction entre deux concerts, entre deux trains. Elle tente le grand coup (si l’on peut imprimer ainsi) en se faisant faire un enfant par lui). La voilà enceinte une première fois, elle prévient Arthur, le brigand bien-aimé fait la sourde oreille. Elle a son enfant, mais l’abandonne à sa naissance. Quelle curieuse mouche — ou araignée — pique alors cette femme pour qu’elle ait soudain besoin d’être à nouveau enceinte du grand Arthur. Mystère. Le fait est là. Son amour déçu exige cette compensation. Elle veut garder, pendant neuf mois dans ses flancs, la trace de sa dernière étreinte avec l’amant idolâtré. Et par deux fois, encore, elle connaîtra le bonheur de la maternité. Les enfants ne l’intéressent pas. Lorsqu’elle les porte, elle va cacher sa taille dans une île des Bahamas ou des Hébrides (abattues), voire de Grèce. Puis elle accouche secrètement et fait déposer le fruit de sa passion (joli, non ?) dans le pays où il fut conçu : Rome pour Pietrini, Varsovie pour Inkerman, Paris pour Smoulard. De quelle manière s’y prend-elle ? Point d’interrogation. Elle a des appuis, des zélés, des obscurs qui lui sont tout dévoués. Et enfin, un jour, tout de suite après la naissance de son dernier, elle part « en mission » dans son pays d’origine, la Russie. C’est là qu’on perd sa trace. Elle s’évapore. Fini de Sdenka. Les services secrets américains essaient d’en savoir plus. Mais le brouillard demeure entier. On enquête discrètement au sein de sa famille, du moins de ce qu’il en reste. Zéro. Sdenka a disparu. Elle s’est engloutie dans les steppes de son immense pays. Un coup du Guépéou ? Sûrement. On la porte disparue.
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