Mélanie (c’est moi que je l’ai baptisée ainsi au plus pressé) réfléchit, passe sa dextre sous son imper pour s’onguler la croupe démangeante et finit par secouer sa grosse tronche ancillaire.
— Lé prince Boufftapiné, vous voulez dire le père G 7 ?
— Peut-être, consens-je, à condition qu’il soit à la fois russe et octogénaire.
Nouveau temps mort réclamé par la dame pour changement de pensée.
Puis :
— Ma, lé père G 7 il est morté !
Sais-tu à qui je me fais penser ? Non, tu ne peux le savoir puisque tu ne l’as pas connu. Un jour, y a déjà du temps, j’ai arrêté un jeune gangster sicilien. Bien entendu, mon premier soin a été de le désarmer. Il trimbalait un véritable arsenal : un pistolet automatique, un revolver, un lingue grand commak. Lorsque j’ai empoché son revolver, il a eu un cri :
« — Pas ça c’est ma mère qui me l’a donné : c’était çui de mon papa. »
Textuel. Et il s’est mis à chialer. Un coriace pourtant, qui venait de repasser un convoyeur de fonds !
Eh ben, mézigue, en apprenant la mort de Boufftapine, voilà-t-il pas que j’éclate en sanglots. Qu’à force de tant et tant de malchance j’en peux plus. Je suis épuisé. Tout ce rodéo pour conclure sur un pet du destin, un monstre pied de nez. Une fin de non-recevoir. Un bras d’honneur de ma bonne étoile ! Et tout qui part en couille, qui se dissipe, dilue, anéantit. Et le Vieux, mort de déshonneur, qui se fait ponctionner par la vieille Ricaine salope en guise de consolance. Pour oublier l’inoubliable ! Ah, misère ! Vite que je rejoigne ma base, chope ma Félicie sous le bras et l’embarque sous des cieux plus propices, qu’à la fin, merde, quand t’as tout fait, tout tenté, tout espéré, et puis que voilà… Oh ! mais ça ne joue plus, mon gars !
La Mélanoche, elle regarde pleurer la police en se grattant les noix. Elle s’enfonce les doigts dans l’ogne, par inadvertance, à travers sa limouille de noye.
— Ma porqué qu’il plore ? Porqué qu’il plore ? Elle demande à Mathias.
Mathias comprend, mais ce serait trop long à expliquer, comme ça, en pleine nuit au débotté, à une grosse vieille Ritale qui passe son temps à torchonner des séniles.
— C’était un vieil ami à lui, explique-t-il, à l’inspiration.
Les humbles, ça se contente de peu. A preuve : y a qu’eux qui fassent des économies alors que les riches n’ont pour épargne que leurs dépenses. Elle dit « Oui, oui », elle a compris. Un vieil ami. Elle en rajoute. Veut m’attiser le chagrin pour le justifier, tu comprends ? Que plus il sera intense, plus il aura raison d’être. Alors elle nous narre le père G 7, si gentil, de bonne éducation, à raconter sa Russie dorée avant que ces fumiers de cocos la dévastent et la goulaguent.
— De quoi est-il mort ? demande Mathias qui, bien qu’homme de laboratoire, n’en oublie pas pour autant qu’il est au service de la… Rousse !
— Il s’est fait écraser par une auto en allant au bureau de tabac à l’heure de la promenade, répond la vieille, l’accent italien en sus, mais j’ai la flemme de le transcrire, et puis ça fait con d’imiter des accents par écrit, presque autant que de les parodier verbalement…
— Et l’automobiliste s’est enfui ? je balbutie en surmontant mes dépressions.
— Oui.
— Cela s’est passé quand ?
— La semaine dernière. Il est enterré au cimetière de Saint-Glinglin-sur-Loing. C’est la tombe au fond, près de la cabane à outils.
Bon, que dire de plus ?
Mais heureusement, il y a mon Rouillé en pleine survolte.
— Dites-moi, madame, parmi vos pensionnaires, il doit bien se trouver d’autres Russes blancs émigrés ?
— On en a deux autres, oui : le père Teufteuf et le batelier de la Vodka.
Mathias me pousse du coude. Allons, un confus espoir renaît. Au fond de mes ténèbres danse la flamme incertaine d’une allumette de contrebande.
Vitos, j’interviens :
— Le prin… Je veux dire, le père G 7 était-il très lié avec ses deux compatriotes ?
— Pas tellement avec le batelier de la Vodka qui est un vieux poivrot qui trouve le moyen de se saouler malgré notre vigilance, mais il passait tout son temps avec le père Teufteuf.
— Quelle est l’identité du père Teufteuf ?
— C’est le comte Yabézeff.
— Il est ici ?
Et ce mot, ce cher mot, si bref, mais si confortable, si dopeur, si parfait, si coulant qu’il ne comporte ni boucles ni jambages, si rare qu’il n’est tissé que de voyelles : oui. T’as bien entendu ?
— OUI.
SAINT GLINGLIN-SUR-LOING
(Suite et le reste)
Mon principal défaut, et donc le seul, réside dans ma xénophobie. Mais achtung, mignonne : celle-ci ne s’exerce pas contre les gens d’ailleurs, ce qui est un comble, mais contre les cons. Car, pour moi, c’est eux les véritables étrangers de l’existence. A cultiver ce principe, on se sent vite seul, ce qui est assez con.
Moi, au premier regard, je sais que le comte Yabézeff est un vieux con. Superbe, certes, de grande allure, mais authentique. Car il faut être un vrai nœud volant, t’avoueras pour, à cinq plombes du mat, recevoir deux flics vêtu comme à Mogador, avec un monocle vissé sous l’arcade souricière (comme dit Béru). Il a une belle barbe de basse noble dans Boris Godounov, teinte en queue-de-vache et une chevalière d’or, grande comme un bouclier, où s’étalent les armes de sa famille.
Son regard exprime l’orgueil le plus délirant. Automatiquement, il se distancie. Te refoule dans des confins moujiks. La piaule du père Teufteuf est quasiment monacale. L’occupant a gardé pour soi l’unique siège : un fauteuil d’osier harassé. Il lisse le col d’hermine mitée de sa robe de chambre en velours incarnat, pleine de trous et de jaune d’œuf.
Il est vieux, très vieux, mais ferme comme le métal (à l’exception du mercure bien sûr). Sa mâchoire saillante se crispe tandis qu’il mâche et remâche d’imprécises rancœurs.
On le devine gonflé d’imprécations russes et de gros mots parisiens dont il s’est enrichi pendant les cinquante piges passées à son volant.
— Quié-ce qui passe la tête dié vinir riveiller pleine nuit ? demande cet austère personnage.
Et il secoue son col de fourrure dont les poils se répandent autour de sa personne comme le duvet du pissenlit autour de sa tige brusquement dénudée par un coup de vent.
Moi, ce genre de dingue, je crois savoir m’y prendre. Si tu veux en tirer un maxi, entre dans leur jeu et va plus loin.
Je m’incline très bas, comme Jeanne d’Arc quand elle eut retapissé Charles VII parmi ses courtisans au château de Chinon.
— Excellence, dis-je, croyez que nous sommes confus de troubler votre sérénissime sommeil, mais nous savons que votre esprit de justice est immense et qu’on ne fait pas appel à lui en vain.
Badaboum ! Il ouvre grand son œil monoculé, surpris par ce langage. Et puis, flatté, il secoue sa main sur son hermine, faisant ainsi voleter un nuage blanc de poils déguisé en plumes.
J’entends craquer la pomme d’Adam de Mathias, tant tellement qu’il jubile de mon numéro, le Chalumeau.
— Ji vous écoute ! m’annonce le comte Teufteuf.
— Excellence, vous eûtes pour compagnon et, je le pense, ami, le prince Boufftapine, homme presque aussi illustre que vous, n’est-ce pas ?
— Chi t’ixagte !
Et il se signe à l’orthodoxe, c’est-à-dire en portant l’extrémité de ses doigts à son épaule droite avant la gauche.
— Prince Boufftapine grlland ami moi, trllès grlland ami ! Lé pauvrlle !
Resignage de croix, aussi rapide et orthodoxif que le précédent.
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