En moi, commence à poindre une aurore. Mais c’est enfoui tout au fonde ma caboche.
« Voyons, Sana, me prends-je à partie, l’I.S. ne pouvait ignorer le nom de Stocky et t’affirmait cependant n’en rien connaître. Le chef des services de renseignements suisses, lui, savait qui était P. J. France, et le général Blackcat entretenait de bons rapports avec lui, ce qui permet de supposer qu’il le savait également ; or, il a feint de croire que P. J. France San Antonio s’appliquait à toi. Conclusion, on t’a pris pour le roi des cons, mon chéri. Tu as été une marionnette mignonne entre les doigts desséchés de ce vieux squelette d’outre-Manche. »
— Vous êtes toujours en ligne, commissaire ? s’inquiète le Rouquemoute.
— Pardonne mon silence : je suis.
— Vous êtes quoi ?
— Je pense, donc je suis. Dis voir, mignonnet, toi qui sais tout et inventes le reste, tu connais Demussond ?
— Un ancien des R.G. ?
— Un ancien, un actuel ou un futur, c’est un de ces malins qui ont toujours trente-six fers au feu de trente-six forges. Tu vas t’arranger pour le rencontrer. Tu lui diras de ma part que San-Antonio, tiret, est à San Antonio, sans tiret, qu’il a tout pigé et qu’il ira lui pisser au cul dès son retour ; compris ?
— Ne pourrais-je chercher une équivalence à la dernière partie de la phrase, commissaire ?
— Le propre des meilleures locutions c’est d’être irremplaçables, mon vieux Flamboyant. Fais ce que je te dis et dis ce que je te dis, quand on a planté dix-sept mougingues à une mégère comme Mme Mathias, c’est qu’on a des couilles, non ?
Là-dessus, je sectionne la communication.
Clic ! Et il m’arrive presque aussitôt un drôle de turbin. J’ai un blanc. Entends par là que toute image disparaît de ma rétine, toute pensée de mon cervelet. Je paume l’usage de l’ouïe, du goût, du toucher et, cela va de soi, de l’odorat. Me voilà contraint de me laisser glisser au sol pour m’y allonger.
« Seigneur, je… »
Et tout devient rien.
Bon, quand je réadhère à la normale, il est plus tard que tu ne crois. A preuve : il fait noye. Ma chambre est éclairée par la réverbération d’une enseigne lumineuse vantant les mérites des cigarettes Chmurtz qui sont si douces à la santé avec leur filtre en mégalovinyle emplâtré.
Je me sens léger, remis, dispos comme après une nuit réparatrice. Un peu meurtri des endosses toutefois, malgré l’épaisseur de la moquette, mais j’ai si souvent pieuté sur la dure que je me dénoue les muscles par quelques mouvements gymniques appropriés.
L’heure ?
Minuit moins des.
La faim me tenaille encore plus fortement qu’avant de clapper mon sandwich-club. Je décide d’aller faire la soupette dans quelque restaurant de nuit.
Comme je sors, je suis surpris de trouver l’écriteau Do not disturb accroché à la poignée de ma porte. Ce n’est pas moi qui l’ai fixé. D’ailleurs, je n’ai pas dormi de « mon » propre sommeil. On m’a soporifiqué, crois-tu ? La dame jaune ? Pour venir fouiller ma chambre ? Elle avait toute possibilité de le faire en mon absence. D’ailleurs je n’éprouve aucune de ces séquelles inévitables consécutives à un soporifique quelconque, telles que : nausées, mal de tête, bouche sèche, etc. La forme, te dis-je.
Je m’adresse au concierge pour m’enquérir d’un endroit où clapper, le restaurant de l’hôtel étant fermé.
— Ah ! bon, s’exclame l’homme en m’apercevant, je suis bien aise de vous voir, mister Antonio, depuis trente heures que vous êtes enfermé, nous commencions à nous inquiéter, d’autant qu’il y a eu plusieurs appels téléphoniques pour vous ce soir et que vous ne répondiez pas, je venais justement d’en référer à la direction.
Trente heures ! Merde, pas surprenant que j’aie les crocs.
— Je me suis offert une petite cure de sommeil, réponds-je d’un ton léger. Mes correspondants n’ont pas laissé de messages ?
— Aucun.
Il a droit à la photo de Washington le Boudeur, lui aussi, en échange de laquelle il me fait savoir qu’à quatre pas d’ici le Rodrigue est un night-club où l’on trouve les meilleurs steaks de tout le Texas.
L’endroit n’est pas pire que ceux qu’on rencontre sur tous les continents. On y trouve le même décor plus ou moins art déco, les mêmes lumières orangées, les mêmes pétasses, la même musique vociférante. « Désormais, comme le disait Béru, du temps qu’il était à mes ordres non moi aux siens, désormais, c’est chez toi que t’es le mieux ailleurs. »
Je dégauchis une place sur un tabouret rembourré, au bar en « S » servant de râtelier aux bipèdes venus s’étourdir en se poivrant le nez et s’entre-frottant le lard.
Une majorette habillée seulement d’un boléro et de son cul assure le service dans ma zone de clappe.
Je lui commande le fameux « Steak maison » et un bourbon, histoire de conformer mes mœurs à celles du pays. Service éclair. Le temps pour un bègue de compter jusqu’à dix et l’on dépose devant moi une assiette large comme la roue avant des premiers vélocipèdes, lestée d’un quartier de barbaque suffisant pour assurer pendant un mois la survie de quinze spéléologues perdus dans l’utérus de Mme Bambino.
Je songe, avant de grignoter ce qui convient à mon appétit, que tant que l’on servira de pareilles poncifs à un seul homme, il n’y aura rien de changé dans le royaume de Danemark.
Alors me voilà parti sur mon récif de bidoche, condor s’attaquant à un buffle décédé, quand j’avise, de l’autre côté de mon auge, la môme Maggy avec son baise-ballman d’époux. Eux aussi se font un steak format société de surconsommation, mais ils ont eu la sagesse d’en commander un pour deux.
Ils devisent la bouche pleine (ce qui ne doit pas affecter la diction du grand glandu), en se tenant de profil, un coude sur le rade, à l’américaine.
Moi, pour attirer leur attention, tu sais quoi ? Je lance ce que mon distingué Béru appelle : un coup de sifflet de trident.
C’est si suraigu que, nonobstant la musique en rut, toute la populace de la mangeoire regarde dans ma direction, y compris le couple. Maggy paraît surprise. Elle tarde à me sourire, mais ça vient. Son grand bestiau me crie un « Hello ! » qui fêlerait le bourdon de la cathédrale. Par gestes, vu le brou-de-haha, on s’indique qu’on prendra un pot ensemble après la collation. Je m’octroie huit cents grammes de viandasse, règle la note en conseillant à la majorette de préparer des assiettes anglaises avec les trois kilogrammes restants, car j’ai bouffé très proprement. Elle hausse les épaules et bascule mon reliquat par le trappon d’un dévaloir qui conduit le tout aux ordures, comme quoi un taureau a pris la peine de grimper sur une vache, la vache de faire un veau, le veau de grandir, tout cela pour échouer en fin de compte dans la benne des éboueurs. Ulcérant ! Atteinte à la nature !
Nous voici enfin réunis, Maggy, son super-nœud et moi. Entassés sur un bout de banquette, avec une source sonore au ras de nos manettes, ce qui ne facilite pas chouchouille les élans de l’âme. On écluse des trucs alcoolisés. Le bœuf se raconte, comme toujours, les cons : il raffole de sa propre histoire, la trouve belle, élogieuse, bien trempée ; il dirige une fabrique d’engrais. Le fumier, c’est son pain quotidien, cézigue. Ils ont une ravissante maison sur les bords de la San Antonio River. Et est-ce que ça me dirait d’aller biberonner un godet chez eux, en sortant du Rodrigue ? Non, merci bien, j’ai pas de bagnole pour l’instant. Alors une autre fois ? D’accord.
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