L’ambiance n’est pas lourde malgré tout. Un de la délégation française qui produit son petit effet, c’est le ministre de l’Intérieur, M. Alexandre-Benoît Bérurier.
Campé devant le buffet, il porte toast sur toast en exécutant des « cul sec » sans ostentation, non pas en s’aidant de la nuque façon Von Stroheim, mais en mobilisant simplement sa glotte. Il balance le verre de vodka dans sa soute à picole : tiaff ! Avale dans la foulée. Change son verre vide contre un plein, recommence.
Elle clame bien haut, l’Excellence :
— Je bois au Kremlin !
Tiaff !
— Je bois à Bicêtre !
Tiaff !
— Je bois au tzar !
Tiaff !
— Je bois au président Staline !
Tiaff !
— Je bois au maréchal Trotski !
Tiaff !
Ses homologues n’arrivent pas à le suivre. C’est de la frénésie. Kif le chaud lapin qui embroquait une alignée de lapines en disant à chaque troussée express : « Bonjour, madame ; au revoir, madame »… Et qui, parvenu au bout de la rangée, entraîné par sa furia, s’écria : « Bonjour, papa ; au revoir, papa ! »
Il torche tout azimut, le Gros. Vodka, champagne de Crimée dont les bouchons de plastique tombent d’eux-mêmes dès qu’on a ôté l’armature métallique.
Ma pomme, ça fait déjà un bout que j’ai retapissé le général Glavoski. Comme il est en grande converse avec le général Hougredoc, de la maison militaire du président français, je dois patienter. Enfin, les généraux Chaliapaf et Kidordine venant de se joindre à eux, je me risque.
Glavoski est un grand diable, légèrement voûté, sanglé dans un uniforme boutonné sur l’épaule. Il a la mâchoire carrée, les pommettes carrées, et ressemble ainsi à un portrait de Fernand Léger. Ses arcanes souricières (Béru dixit) très proéminentes, lui donnent l’aspect d’un primate (des Gaules). Son regard, de ce fait enfoncé, est rond (boutons de bottines), chenilleux, implacable.
Je note que cet homme éminent a la lèvre barrée d’un pli amer, comme il est dit dans les beaux livres chiadés poncifs. Voyez clichés ! Clic, clac, merci, Kodak !
Profitant de ce que notre général Hougredoc salue ses homologues soviétiques, je m’adresse à Glavoski :
— Me serait-il permis, général, de vous entretenir un instant ?
J’ai virgulé ma question en français. Carson ne s’est pas trompée, l’amour (aux yeux pleins de bulles ambrées), en suggérant qu’il devait manier notre dialecte, car aussitôt, l’homme du Politburlingue opine et se détache du groupe pour me faire face.
— Je vous écoute, monsieur ? articule-t-il avec cet accent rude et chantant des Russes.
— Allons à l’écart, si vous le voulez bien. Il me consent trois mètres vingt-cinq en direction d’une embrasure de fenêtre.
— Général, je m’occupe, en France, d’une certaine section des Renseignements généraux.
Pas commode de lui déballer le bouquet ; j’aurais meilleur compte de me le foutre dans le prose et de le lui offrir en faisant l’arbre fourchu ! Un malcommode comme Glavoski, lui faire le coup des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, faut oser.
Ses petits yeux me déstructurent de bas en haut. V’là ma pauv’ glotte qui me l’effet d’une épingle de nourrice ouverte dans mon gosier.
Il attend la suite, prêt à poireauter des heures si nécessaire.
— Mes Services sont au courant d’un pénible incident qui serait survenu à madame votre épouse.
Déjà je lui trouvais pas bonne mine, Glavoski. Pour lors, il tourne ivoire. Ivoire ancien, tu sais, la défense d’éléphant dans laquelle on a ciselé toute une caravane chinoise en route pour le Kibestan oriental ?
Il est bien sûr au courant du rapt de sa mégère, Glavo, et il doit se respirer les nuits blanches de Saint-Pétersbourg. N’a pas dormi depuis quarante-huit plombes, c’est écrit sur ses paupières crapauteuses. Pourtant, il ne moufte pas.
— Je pense, général, que tout pourrait rentrer dans l’ordre sans causer de remous dans la politique internationale ; voulez-vous que nous en discutions en toute tranquillité ?
Il continue de me coucher en joue avec ses yeux de gorille. Mais sa physionomie demeure impénétrable.
Je fais un effort pour avaler l’épingle de sûreté qui me chicane le corgnolon : imposssible !
On continue de rester face à face, nos regards enche-vêtrés.
Et puis, sans avoir dit une broque, il m’adresse un bref salut de la tête et va rejoindre les autres généraux. Il me tourne ostensiblement le dos. Je considère un instant sa stature, sa nuque rasée de près. Il a les mains au dos, façon duc de Windsor passant en revue la garde écossaise derrière les miches à bobonne. Ses doigts ne remuent pas. Aucune marque de nervosité ! J’en reste pantois !
Une main épaisse et lourde comme un quart de bœuf s’abat sur mon épaule.
— Eh ben, mon cher, j’croilliais qu’vous vinsserriez porter quèques toastes à nos aminches russkis ! déclare le ministre de l’Intérieur, vachement bourré à la clé. Leur champagne vaut pas un coup d’cid’ ; par cont’ leur volga est impec. Entièr’ment à nonante degrés. Ce dont y a d’agréab’ avec eux, c’est qu’y chipotent pas. Ça travaille dans le cul sec, y z’ont la dalle en pente ! Et moi, j’pars du princip’ qu’un gonze qu’écluse il a bon fond. Viens m’aider à trouver les gogues : faut qu’je r’mett’ le compteur à zéro ; ensuite, on f’ra honneur à messieurs les camarades !
* * *
Banquet.
Allocutions.
La France ! La Russie !
La Russie ! La France !
« N’oublions pas, pérore le président, les paroles que prononçait Joseph Reinach en 1893 : De France à Russie, il n’y a pas autre chose que cette grande chose qu’on appelle l’amour. »
Applaudissements. Tous les camarades branlent le chef (le leur, pas celui de l’Etat). Le côté : cause toujours, mais c’est beau !
Je cherche du regard le général. Il balance des beignes, comme tout un chacun. La gueule plus boutonnée que son uniforme ! M’est avis que je vais me planter mochement en fin de parcours et que le Big Between va faire ballon avec sa Partition Thanatos !
Le banquet bat son plein. Des interprètes sont disposés en quinconce entre deux convives. Je suis assis entre deux officiels soviétiques dont je n’ai pas très bien compris les fonctions. Ils me posent, via l’interprète, des chiées de questions sur la France, son plan septennal, ses conserveries de caviar de la Gironde et tout ça…
La fille qui traduit a une voix feutrée, impersonnelle, pour annoncer les mouvements d’avions dans un aéroport. Elle est vêtue d’un tailleur gris à coupe soldatesque, coiffée tiré avec une bite de cheval, pardon : avec une queue-de-cheval maintenue par un élastique. Son nez est chaussé de grosses lunettes dont les verres épais transforment ses yeux en sulfures.
A la fin du repas, au moment où tout le monde se lève, elle me chuchote :
— Si vous voulez bien me suivre, quelqu’un aimerait vous entretenir en particulier.
Une inondation de bonheur ! Ça me ruisselle jusque dans les chaussettes, qu’allons bon, je vais m’enrhumer car je crains les pieds mouillés.
Elle profite de l’effervescence pour m’entraîner jusqu’à une porte discrète d’en haut de laquelle est écrit en caractères acryliques « Issue interdite ».
La lourde donne sur un couloir en boiseries sombres. Au bout, un escalier de pierre. On le gravit. Un palier désert où prennent des portes à double battants. La môme besicles en ouvre une et donne la lumière. Nous sommes dans un vaste salon désert, aux sièges lourds et dorés, style Grande Catherine. Recouverts de velours grenat, turellement. Les parquets de marqueterie feraient mouiller les gens qui aiment les parquets marquetés, et les tableaux de batailles accrochés aux murs feraient bander ceux qui aiment les scènes de guerre.
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